Les “campus connectés” synonyme de réussite étudiante ou d’échec de notre système éducatif ?
Nathalie Lebrun, Julien Gossa, Jacques Haiech
Depuis 2019, des appels à projets ont été lancés dans un objectif de développer des « campus connectés » (action « territoires d’innovation pédagogique » du gouvernement) et des formations hybrides (PIA), avec un discours fort et ambitieux de développement des « territoire » d’enseignement pour l'accès de l’enseignement supérieur au plus grand nombre. Malheureusement, ce discours tranche avec la faiblesse des moyens et la modicité des actions. L’intention politique serait-elle différente du discours ?
Jusque dans les années 90, la politique d’enseignement supérieur et de recherche (ESR) accompagnait une massification, naturellement adossée à l’élargissement du maillage territorial. Le Plan Université 2000 a par exemple acté un rééquilibrage entre grandes villes et villes moyennes. Mais depuis le début du XXIe siècle, cette croissance voulue des effectifs étudiants a cédé le pas à une croissance démographique subie. C’est dans ce contexte que 89 tiers-lieux de l’ESR ont été labellisés « campus connectés » dans une logique de dynamique des « territoires ». Selon F. Vidal, ils doivent permettre « à des jeunes éloignés des grandes universités de suivre une formation diplômante, avec des tuteurs ». Il s‘agit donc de de jeunes confrontés à des barrières géographique, urbaines et sociales, laissés sans enseignants, mais intégrés dans des « lieux physiques polyvalents qui favorisent l’activité économique », selon le Ministre de la Cohésion des territoires. Pour alimenter entre autres ces lieux, le MESRI a lancé des appels à projets d’hybridation des formations universitaires dont la course effrénée à la numérisation questionne.
Est-ce que l’émancipation des étudiants est préservée dans ce paysage de l’ESR où la dématérialisation devient la norme ? A travers des savoirs numérisés, est-ce que les étudiants seront encore impliqués dans un travail critique, une intelligence collective et une co-construction des savoirs avec des méthodes et des disciplines ? Quelle place à l’affectif pourtant essentiel à l’apprentissage ? Quelle place au doute, à la réflexivité, aux pratiques collectives, à la liberté académique, aux confrontations d’idées ... piliers de la démocratie au sein des universités ? Il est nécessaire de prendre du recul par rapport à cette course effrénée à la numérisation et bien mesurer son apport utile.
Par exemple, la licence SHIFT développée par l’Université numérique en santé et sport a pour vocation de devenir une licence hybride nationale alors que plusieurs filières STAPS sont actuellement menacées de fermeture [1].
Le battage médiatique de cette initiative tranche avec la paucité de l’investissement (quelques dizaines de millions d’euros). Les chiffres sont clairs : 500 étudiants inscrits à l’heure actuelle, et une promesse de 5000 dans 5 ans, sur tout le territoire, soit… rien du tout. Visiblement, il ne s’agit donc pas d’une volonté politique d’enseignement ou de territorialisation, mais seulement d’une opération de communication.
On est conduit à douter que F. Vidal ait eu la moindre intention de développer une politique territoriale. Où est la cohérence entre une politique ayant pour objet la création d’une dizaine de grands pôles qui s’appuie sur les milliards du PIA et la création de tiers-lieux pour quelques étudiants ?
La question est vite répondue : il n’y en a pas. C’est donc une opération de communication destinée à masquer l’éviction volontaire de l’ESR d’une part croissante de notre jeunesse, notamment par le refus de construire les locaux nécessaires. Alors que les formations saturent partout, alors que le nombre de bacheliers professionnels ne confirmant pas leur voeux Parcoursup est en augmentation de 5% [2], la ministre organise une nouvelle campagne de désinformation particulièrement cynique et perverse destinée à entretenir publiquement l’illusion d’une volonté d’offrir une formation supérieure au plus grand nombre, tout en œuvrant à l’exact contraire.
Dans un rapport de l’association Chemins d’avenirs sur l’orientation [3] et l’égalité des chances dans la France des zones rurales et des petites villes, commandé par M. Blanquer, il est au contraire préconisé de développer la mobilité des élèves, source d’émancipation, et de prendre en compte l’éloignement géographique dans les critères d’attribution des bourses dans l’enseignement supérieur. Au lieu de créer des antennes universitaires de proximité et des logements, d’augmenter le montant et le nombre de bourses, F. Vidal a choisi la facilité : dépenser des sommes considérables pour numériser les formations (13,5 M€ en 2021, 25 M€ en 2020, 35 M€ dans le cadre de la crise sanitaire) alors qu’entre 2012 et 2019, la dépense intérieure dans l'éducation (DIE) par étudiant est passée de 13580 à 12650 € (incluant les mesures sociales et fiscales) avec une diminution de la part de l’État (-2,8%), une augmentation de la participation des ménages (+1,3%) et des entreprises (+1,3%) et une stagnation du nombre de bourses sur critères sociaux (-0,2%) [4]. De plus, le problème de locaux des universités arrivées à saturation est de ce fait résolu. Les « campus connectés » ont aussi pour mission d’accueillir les bacheliers professionnels qui se retrouveraient sans choix d’orientation dans le supérieur. Notons que les frais d’inscription et de scolarité dans ces campus numériques sont plus élevés du fait de la présence d’un tuteur qui fait office d’accompagnateur pour réussir la formation à distance (aide méthodologique) mais est dénué de toute capacité pédagogique et d’aide dans l’acquisition des savoirs.
Cette politique accroît les oppositions entre les partisans et détracteurs de l’enseignement à distance, entre déconcentration territoriale et mobilité étudiante, ou encore entre « coaching » et aide à l’acquisition des savoirs. In fine, l’opération n’aura pas pour conséquence d’améliorer l’orientation et la réussite des étudiants, mais de continuer à fragmenter la communauté de l’ESR. Est-ce pour continuer à laminer les oppositions aux réformes qui conduisent au démantèlement du service public ?
Instrumentaliser ainsi l’avenir de notre jeunesse pour des ambitions politiciennes personnelles est d’autant plus abject qu’il existe des solutions : construire des antennes universitaires et des logements étudiants, recruter des enseignants, augmenter le montant des bourses sur critères sociaux et leur nombre, et créer une allocation d’autonomie.
Que F. Vidal continue ainsi de se déshonorer est une chose. Que nous continuions à partager son déshonneur en tolérant son maintien en exercice en est une autre.
[4] L'état de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation en France (n°14 - Avril 2021) https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid158045/www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid158045/l-etat-de-l-enseignement-superieur-de-la-recherche-et-de-l-innovation-en-france-n-14-avril-2021.html