par Christine Eisenbeis et Maxence Guesdon, FSU, Inria
Le numérique est un outil qui doit permettre de travailler mieux. Il augmente la productivité, c’est-à-dire qu’il permet de produire plus en moins de temps. Il devrait donc être l’occasion de diminuer le temps de travail, d’accorder plus de temps à des activités choisies, et de partager les richesses ainsi produites. Sinon, à quoi bon ?
Dans un effet « rebond », le temps gagné en productivité n’est pas libéré mais réinvesti dans davantage de « projets » et autres activités numériques, selon le phénomène d’accélération décrit par Hartmut Rosa (1). On assiste à une intensification du travail – « je n’ai pas le temps » –, une prescription de rythmes – l’auto-injonction à répondre à un courriel –, une normativité imposée par des outils conçus loin du travail réel – des formats toujours différents pour les appels à projets ou enquêtes –, un contrôle envahissant au travers d’indicateurs mesurant l’activité en temps réel – bibliométrie, nombre de dossiers en souffrance, etc. Nous nous cognons contre les outils numériques dans lesquels nous sommes priés de faire rentrer le réel, contre les bugs, les « cas non prévus ». Les outils numériques opèrent dans un monde imaginé, à la façon d’un économiste orthodoxe.
Les outils mis à disposition donnent l’illusion de savoir faire une activité qui relevait d’un métier : par exemple, l’écriture et la mise en page – et le formatage de notre pensée par la « Powerpointisation » –, mais aussi les tâches administratives – gestion des notes, d’emploi du temps, etc. – qui gâchent notre temps mais que l’on confisque à des agents plus qualifiés. Ce faisant, les collectifs de travail qui discutaient les règles de métier disparaissent, les règles sont celles imposées par les concepteurs des logiciels et ne sont pas négociées : «c’est technique ».
Ces outils sont l’instrument magique des « planneurs » (2) du nouveau management public ou de la LOLF qui croient saisir l’activité, la mesurer, la « rationaliser » – entendre « diminuer le nombre de postes » – en agissant sur des curseurs, ou bien des directions qui prétendent que l’austérité qu’elles imposent peut être contrebalancée par la numérisation : ENT, MOOC, progiciels de gestion, « simplification » ; autant de dispositifs qui nourrissent par ailleurs bon nombre de sociétés privées. Déni du réel, perte de sens, dépossession de son travail, invisibilisation du travail réel : plutôt qu’outil dont nous nous servons, le numérique semble devenir une machine que nous servons et nourrissons de notre travail. Est-ce inéluctable ?
La résistance individuelle est difficilement tenable : ne pas utiliser les outils prescrits, ou simplement les mêmes outils que les collègues, revient à s’exclure soi-même, en ne rendant plus compte pendant que les autres font augmenter leurs compteurs. En discuter ne va pas de soi – «c’est de la technique, et je ne suis pas informaticien ». Les modifier n’est pas toujours possible – logiciels ou formats non ouverts –, d’où l’intérêt de multinationales de mettre un pied dans la porte.
Si la prescription numérique a pu à ce point conquérir notre travail, c’est notamment parce qu’elle n’a rencontré que peu de résistance. Cela s’est fait d’autant plus facilement que les outils numériques permettent voire nous imposent de travailler par leur médiation. Ils évitent de se « coltiner » les collègues avec qui nous ne sommes pas d’accord et avec lesquels il nous faudrait pourtant débattre : plus de discussion scientifique autour d’une table, mais des systèmes de review permettant à chacun de se cacher derrière des mails et noter les articles sans toujours les soumettre au débat du comité éditorial, systèmes de tickets empêchant la compréhension du travail des autres, réseaux sociaux privés nous enfermant dans des bulles informationnelles et limitant les possibilités de discussion, etc.
Reprendre la main, c’est réaliser qu’« on n’est pas obligés », qu’il n’y a pas d’évidence, de TINA (3) : le numérique est « discutable ». Il nous faut lui reprendre le temps et les lieux de la réflexion collective pour débattre et, à partir de notre activité réelle, retrouver du sens à notre travail, nous redonner le droit d’exercer nos métiers confisqués, et reprendre le contrôle des outils qui nous contrôlent.
(1) Accélération. Une critique sociale du temps, Hartmut Rosa, La
Découverte/Théorie critique, 2010. (2) Le Management désincarné. Enquête
sur les nouveaux cadres du travail, Marie-Anne Dujarier, La Découverte,
2015. (3) TINA : There is no alternative.