Contribution de Alain Portron (Le Havre)
Je souhaite soumettre trois éléments de réflexion qui me semblent absents du débat sur l'évaluation. Ces trois éléments ne peuvent être ignorés, selon moi, dans tout débat sur « l'évaluation » quel que soit le contexte politique.
Doit-on par principe refuser toute évaluation ?
Donc pour des raisons qui tiennent tout simplement aux fondements de la démocratie il est légitime de demander aux agents publics de rendre des comptes à la société sur la bonne utilisation des deniers publics. Encore faut-il que la société en donne les moyens à ses agents !
Notons tout d'abord que les agents publics dont il est question dans le débat sont les enseignants-chercheurs. Sont donc exclus les enseignants de statut du second degré. On pressent ainsi que le problème de l'évaluation va se focaliser sur la seule recherche.
La seule mission qui fait l'objet d'une évaluation nationale est celle de la recherche. En l'état des structures institutionnelles c'est la seule activité qui peut être évaluée sur pièces. La production scientifique est un objet que la communauté de l'enseignement supérieur et de la recherche (y compris le public) peut s'approprier, débattre, contester, réfuter voire « évaluer ». Il est admis en général que cette « évaluation » relève des pairs (l'évaluation par les pairs c'est comme « la démocratie c'est le pire des systèmes à l'exception de tous les autres » pour paraphraser W.Churchill).
On peut légitimement penser que les agents publics concernés vont être évalués sur leur capacité à accomplir les missions pour lesquelles ils auront été formés au préalable. Or à part la mission « recherche » pour laquelle il existe une formation par le laboratoire (l'accompagnement du laboratoire variant beaucoup selon les disciplines et les établissements) les autres missions ne donnent lieu à aucune formation par l'État. Il n'y a pas (ou si peu hormis les centres d'initiation à l'enseignement supérieur) de formation pédagogique des enseignants du supérieur. Quelques universités ont senti la nécessité de combler ce manque en créant des centres de formation depuis plusieurs années.
Quelques réflexions pour alimenter le débat sur l'évaluation.
Le premier concerne la légitimité de « l'évaluation », le deuxième la nécessaire adéquation entre le champ des missions et le champ de « l'évaluation » et le troisième l'indispensable formation aux missions définies.
1. Est-il légitime d'évaluer les enseignants-chercheurs ?
C'est la position défendue par certain-e-s collègues au nom de l'autonomie des professionnels ou du respect des singularités ou encore de l'impossibilité de mesurer la valeur du travail voire de la nature politique réactionnaire (pour ne pas dire de classe) du gouvernement.
Est-il légitime « d'évaluer » ?
Si l'évaluation consiste à rendre des comptes sur l'utilisation des deniers publics par l'administration et ses agents publics il n'est guère possible d'être contre sauf à contester le bien fondé de l'article 15 de « La déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 » qui stipule : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » Cet article vient après l'article 14 qui permet la levée de l'impôt et son suivi: « Les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. ».
Les personnels de l'université, enseignants et non enseignants, (rémunérés sur deniers publics) sont bien des agents publics. Le principe et la finalité du contrôle (la bonne utilisation des deniers publics) ne sont guère contestables.
La question de « l'efficacité » et de l'évaluation des dépenses publiques ne peut pas être écartée par principe. Surtout quand on sait que l'élément principal de réduction des inégalités sociales en France est constitué par les services publics (2/3 des réductions selon l'INSEE, Portrait social de la France, 2008) dont le premier d'entre eux est l'Éducation.
Bien sûr l'évaluation n'est pas désincarnée, elle n'est pas séparable d'un contexte politique, économique et social. Ce contexte lui donne indéniablement une signification et tend à déterminer ses effets. Comme toutes les questions sociales il s'agit d'un enjeu. Le résultat n'est pas connu d'avance. Comme dans toute réforme il y a une différence entre les objectifs poursuivis et les résultats obtenus. Il est clair que le gouvernement par ses réformes poursuit un objectif de mise en concurrence des établissements d'enseignement supérieur et de recherche et de mise en œuvre dans ses « nouvelles » entités des règles du management du secteur privé (individualisation des rémunérations notamment). Le développement de la logique de la concurrence est à terme la menace la plus sérieuse de destruction de la notion même de service public. D'où la difficulté du combat syndical, il faut à la fois :
2. La nécessaire adéquation entre le champ des missions et le champ de l'évaluation
D'où ce premier constat insuffisamment souligné dans le débat : toutes les missions des enseignants-chercheurs définies par la loi ou la réglementation ne sont pas évaluées.
En effet les enseignants-chercheurs ont une obligation principale qui consiste en une double mission d'enseignement et de recherche (article 2 du décret du 23 avril 2009) et une obligation complémentaire qui est celle de « concourir à l'accomplissement des missions du service public de l'enseignement supérieur prévues par l'article L. 123-3 du Code de l’Éducation à savoir :
La mission d'enseignement n'est pas « évaluée ». Tout simplement parce qu'à la différence de la production scientifique, le CNU n'a pas les moyens de l'évaluer (nous ne posons pas la question de savoir si les intéressé-e-s le souhaitent). Le CNU ne peut que prendre acte des déclarations des enseignants-chercheurs concernant par exemple le nombre d'heures effectuées sans pouvoir se prononcer sur la qualité des prestations fournies. Il en est de même pour toutes les autres missions : gestion, administration, responsabilités collectives, suivi pédagogique, orientation, insertion, etc.
Il y a un décalage entre l'ensemble des missions définies par le législateur et le sous-ensemble évalué (la recherche). Or c'est ce dernier qui permet principalement le recrutement, la promotion et l'avancement. Le fait que la carrière des universitaires soit en partie déconnectée de l'ensemble des missions du service public d'enseignement et de recherche est un problème.
La société qui veut, légitimement, connaître la bonne utilisation des deniers publics n'est pas cohérente.
L'institution universitaire ne peut que pâtir de cette incohérence dans son fonctionnement et dans la réalisation des objectifs qui lui sont assignés par le politique.
Donc avant même de savoir qui, pour quoi faire et comment on évalue, il convient, pour des raisons de cohérence et d'efficacité du service public, de mettre en adéquation le périmètre des missions préalablement définies par la loi avec celui de l'évaluation.
Enfin il y a une autre adéquation à réaliser c'est celle de la formation des agents publics aux missions à accomplir.
3. La formation : Enseigner et chercher c'est un métier ! Un métier ça s'apprend !
Jusque là et en l'absence d'évaluation il est difficile de porter un jugement global et objectif sur l'activité pédagogique et administrative des personnels du supérieur. À notre connaissance la seule enquête nationale rendue publique a été réalisée par la direction de l'évaluation et de la prospective du ministère de l'Éducation nationale auprès des nouveaux bacheliers sur leur filière de formation (source : note d'information 04-14 de juin 2004) il y a près de dix ans. Cette étude montrait une satisfaction allant de 83,3 % pour le contenu des études à 65,2 % pour le suivi et l'encadrement. Sur ce dernier point cette moyenne générale (65,2 %) cache une disparité importante allant de 92,8 % pour les CPGE (classe préparatoire aux grandes écoles) à 42,1 % pour les premiers cycles universitaires en passant par 80,2 % pour les IUT (instituts universitaires de technologie) et 76,7 % pour les STS (sections de techniciens supérieurs). Ainsi plus d'un étudiant sur deux en premier cycle universitaire était insatisfait du suivi et de l'encadrement.
Le taux de satisfaction varie donc du simple au double selon les filières.
Les raisons tiennent bien sûr aux moyens (il y a une certaine corrélation entre les moyens et le niveau de satisfaction des étudiant-e-s) mais pas seulement. Les moyens sont une condition nécessaire mais non suffisante. Il y a un problème de conception du métier et des missions.
En caricaturant on pourrait dire qu'il y a autant de conceptions de l'université qu'il y a d'universitaires. L'université est plus une agrégation d'individus, une collection d'individus qu'un collectif. Peuvent s'y côtoyer sans conséquence (autre que pour les étudiants) les pratiques pédagogiques les plus remarquables comme les plus déficientes. La liberté scientifique et intellectuelle indispensable à la fonction d'enseignement et de recherche (légitimement reconnue par l'article L952-2 du Code de l’Éducation) peut s'étendre abusivement à l'organisation même de l'institution (choix des jours et des créneaux horaires par exemple) avec pour variable d'ajustement les étudiants.
Donc pour qu'une équipe fonctionne efficacement il lui faut, bien sûr les moyens nécessaires mais aussi la formation adéquate à l'accomplissement des missions qui lui sont assignées. La revendication syndicale dans ce domaine me paraît insuffisamment mise en avant. Ceci contraste étrangement avec le slogan brandi haut et fort, avec justesse, « enseigner c'est un métier » s'agissant de la formation des enseignants du premier et second degré.
En conclusion on peut penser que si l'adéquation entre les missions et la carrière des agents est réalisée (les moyens ne faisant pas défaut) et que ces mêmes agents bénéficient d'une formation initiale et continue à l'ensemble des missions du métier d'enseignant-chercheur le débat sur l'évaluation ne se posera plus dans les mêmes termes.
Les textes en vigueur (loi LRU et ses décrets d'application notamment) ne correspondent pas à ces exigences, il faut donc obtenir leur abrogation et refonder le service public d'enseignement supérieur et de recherche (en attendant on résiste !).
Alain Portron SNESup Le Havre
4 mai 2012.
Quelques réflexions pour alimenter le débat sur l’évaluation.
Publié le : 04/05/2012