Introduction à la journée Séminaire: Trier le bon grain de l'ivraie

Publié le : 12/06/2017

 

Stéphanie Tralongo,

Maîtresse de Conférences en sociologie

Equipe MEPS – Centre Max Weber, UMR 5283

 

11 mai  2017 – Snesup

 

 

Merci beaucoup à Pierre Chantelot et au Snesup et pour cette invitation.

 

Le commentaire que l’on peut faire, au regard du titre de cette journée : « Séparer le bon grain de l'ivraie. Compétences - Insertion professionnelle – Pédagogies : des avancées et des détournements », est qu’il est large. Il énumère trois termes qui mériteraient chacun leur propre journée. Je vais pourtant en rajouter d’autres : professionnalisation, pédagogie numérique, innovante, inversée, approche programme. Et si on s’éloigne un tout petit peu : qualité, nouveau mode de gouvernance des universités, mondialisation et territorialisation. E si on monte encore d’un cran : Société du savoir, société apprenante, économie de la connaissance …

L’objectif n’est pas ici de les présenter séparément, mais de s’intéresser aux façons dont ils prennent sens les uns par rapport aux autres lorsqu’ils sont rendus visibles au sein du quotidien des enseignants/chercheurs. Pour mener ce travail de défrichage, je vais partir toutefois d’un point particulier, qui concerne ce qu’on appelle le « courant » de la pédagogie du supérieur, et y rattacher tous les autres termes. C’est un point d’entrée choisi parmi d’autres possibles, qui va me permettre de m’appuyer sur un travail de terrain. Celui-ci a consisté ici en la production et l’analyse d’un corpus comprenant :

  • des textes publiés, assez diversifiés dans leur nature (relevant à la fois du champ politique, de l’enseignement supérieur, de la recherche[1])
  • des documents variés (à diffusion large ou restreinte) produits par différents types d’auteurs individuels ou collectifs (internes aux universités, relevant d’associations, de réseaux…) portant sur des sujets diversifiés (des profils de poste d’enseignant/chercheur, des profils de poste de conseillers pédagogiques, des annonces et discours lors d’événements de type journées, d’études, colloques, des feuilles de missions de services universitaires, MOOC[2]…)[3].

Dans un premier temps, il s’agira de saisir le poids de tous ces termes dans le quotidien professionnel  des enseignants/chercheurs en se demandant à quel(s) moment(s), et dans quelles situations ils sont rencontrés et de quelle manière ils s’invitent dans les différentes activités au cours de la carrière.

Dans un second temps, l’attention se portera plus spécifiquement sur le contenu du discours que l’on peut reconstruire à partir des mises en situation présentées. Je montrerai qu’il est assez convergent (au niveau idéel où il se situe), et qu’il participe à la fabrication d’un cadre de perception visant une « mise en ordre cognitive » (Education et sociétés, 2012). Bien entendu, il ne s’agit pas d’inférer de ce cadre discursif et cognitif qu’il s’inscrit directement et droitement dans toutes les têtes, et qu’il aligne parfaitement toutes les pratiques. On en restera à un niveau d’analyse du discursif.

En conclusion, il s’agira de soulever quelques-unes des questions que ce discours génère lorsqu’on le confronte à la pratique et aux résultats de recherche en sciences sociales.

 

 

 

 1 - Mises en situation

Voici plusieurs exemples de situations, toutes réelles et récentes, puisées dans le matériau que l’on peut constituer à partir des traces d’une série d’activités administratives, d’enseignement, de recherche, au sein de l’université.

  • Le premier exemple est celui d’un jeune docteur, récemment qualifié, et en train de préparer des dossiers de recrutement de Maître de Conférences : selon les lieux où il postule, les profils de poste évoqueront l’attente d’une sensibilité et d’une réflexivité pour la pédagogie universitaire, et le candidat sera invité à détailler tout ce qu’il a fait durant son doctorat, tout ce qui peut prouver cette attention pour le pédagogique ; le candidat aura à rédiger un dossier d’enseignement, comme pendant d’un dossier scientifique. Il pourra lui être demandé aussi d’y glisser, le cas échéant, les résultats des évaluations des enseignements par les étudiants. Ces évaluations seront justifiées par le fait qu’elles contribueront à introduire une logique de qualité au sein de l’université.
  • Le deuxième exemple est celui d’un jeune enseignant/chercheur titulaire : dès la ou les premières années, une formation à la pédagogie universitaire lui sera éventuellement proposée, qui prendra des formes diverses (participation à des sessions de formation, suivi par un conseiller pédagogique, etc)… Cette formation sera susceptible d’être comptabilisée dans son service  d’enseignement et venir l’alléger.
  • Le troisième exemple est celui d’un enseignant/chercheur en poste, qui n’est plus un « junior ». Dans ce cas, les situations se démultiplient.
    • 3.1 Des formations à la pédagogie universitaires pourront être proposées, avec des formules incitatives (décharges d’heures sur le service…).
    • 3.2 Des participations en tant que membre du jury à des recrutements fourniront l’occasion de rencontrer le thème de la pédagogie universitaire, à partir du contenu des dossiers des candidats, et ainsi de voir ce qui se fait ici et là (et éventuellement de comparer cela à son propre parcours).
    • 3.3 Une incitation sera faite à proposer sous forme de projet des innovations pédagogiques portant sur des pédagogies mobilisant le numérique, développant l’insertion professionnelle et la professionnalisation des étudiants, l’autonomie dans les apprentissages, etc.. L’acceptation de ces projets permettra à la composante de rattachement de l’enseignant/chercheur de recevoir des financements ; à l’université d’attester de son dynamisme dans la conquête de sa performance.
      • Pour pouvoir rédiger ces réponses à appels à projets, l’enseignant/chercheur aura besoin de s’(in)former sur le thème de la pédagogie du supérieur et de l’innovation. Pour cela, plusieurs pistes seront alors mobilisables : des participations à des journées d’études, des lectures de la littérature existant comportant des rapports commandités par l’Etat, des livres et articles publiés par des chercheurs, … .
      • Par la suite, l’enseignant/chercheur formé pourra également participer à ces publications en proposant des articles et manifestations scientifiques, en tant que contributeur.
    • 3.4 Des sollicitations d’enseignant/chercheur un peu plus expérimentés seront faites par les responsables de sa composante, la gouvernance de son université, afin qu’il dirige des services dédiés à la mise en œuvre des politiques (développement de pédagogie universitaire, mesure de la « performance », …).
      • Cet enseignant-chercheur, devenu chef de service, sera alors susceptible de faire partie d’une ou plusieurs associations très récentes, qui ont pour mission de rendre visible, de fédérer, et de défendre l’existence de services universitaires de pédagogie, d’approches programme, etc…
      • Devenu responsable d’une structure dédiée au développement de la « pédagogie universitaire », l’enseignant/chercheur aura besoin – entre autre - de collaborateurs, et notamment de conseillers ou ingénieurs pédagogiques. Il lui faudra alors rédiger un profil de poste détaillant les missions attendues, et son profil de formation. Si l’enseignant/chercheur relève d’une discipline des SHS, alors il sera susceptible de recruter des diplômés de Master 2 ou de doctorat de sa discipline, et contribuera ainsi à fabriquer des débouchés professionnels diversifiés à ses jeunes diplômés.

 

Ces exemples de situation, en forme de coups de sonde dans différents pans de l’activité ordinaire des enseignants/chercheurs appellent plusieurs remarques.

Tout d’abord, soulignons que tous les termes cités au début ont une grande chance d’être entendus au cours de leur pratique professionnelle non seulement par les acteurs mis en scène précédemment, mais par d’autres, qui se rattachent par de multiples activités à l’enseignement supérieur : ainsi, on peut avancer que ces  termes vont concerner à la fois de plus en plus d’acteurs diversifiés au sein de l’enseignement supérieur, et pour un même acteur, de plus en plus d’activités à différents moments tout au long de sa carrière. Ces termes vont alors travailler à faire sens, et tendre à structurer des manières de penser les places, raisons d’être, rôles à un nombre croissants et diversifiés d’intervenants dans le supérieur, par le biais des activités qu’ils génèrent.

Ajoutons que pour certains acteurs, ces termes sont au cœur même de leur présence et raison d’être au sein de l’enseignement supérieur. Lorsqu’on est par exemple un conseiller/ingénieur pédagogique employé par un SUP, c’est l’ensemble du travail quotidien (allant de la fiche de mission à l’évaluation des résultats) qui se place sous la logique du « courant » de la pédagogie universitaire, contribuant à la fois à la faire exister, à lui donner une légitimité, et à produire des acteurs prêts à la défendre, car cela revient à défendre leur propre existence au sein de cet univers. Je précise que l’intention n’est absolument ici pas de critiquer les SUP (car on peut faire la même remarque avec des statisticiens chargés de mesurer la « performance » de l’université, ….) mais d’objectiver les logiques que les acteurs de plus en plus nombreux vont mettre à l’œuvre.

Enfin, deux dernières remarques :

  • Dans toutes les situations données en exemple, il ne sera jamais demandé un avis sur la pertinence, la définition du thème de pédagogie du supérieur, ou de tous les autres termes précités ; il ne sera pas prévu non plus de place pour débattre sur ce qu’on met derrière tous ces termes : les définitions tout comme leur légitimité sont données d’avance, autrement dit elles sont indiscutables, dans les deux sens du terme.
  • En revanche, il sera demandé à chacun, à son niveau de pouvoir, de prendre une part active dans le déploiement de projets mettant en action ces différents termes.

Autrement dit, si la question du « pourquoi » et les débats qui devraient en découler semblent être hors du périmètre pour les acteurs, la question du « comment » mettre en place telle ou telle action, tel ou tel projet, leur est constamment posée, avec une injonction à y répondre favorablement en s’impliquant avec créativité. Il semble alors d’autant plus important de se donner les moyens d’objectiver cette rhétorique sur la pédagogie universitaire, et le cortège de termes qui s’y rattachent. D’autant plus qu’ils ne relèvent pas d’une simple énumération. Ils sont reliés entre eux et produisent un ensemble assertorique et injonctif, un « cadre cognitif » qui fait qu’on glisse de l’un à l’autre sans arrêt, chacun prenant sens par rapport à l’ensemble.

 

 

2 Quel est l’ordre du discours de la Pédagogie universitaire ?

A quel message fort les différents acteurs de l’enseignement supérieur sont exposés ? Il est celui d’une attente de transformations de l’université. Ces transformations sont jugées incontournables, nécessaires, inévitables, indiscutables. Il s’agit de « défis à relever ».

On peut noter le champ lexical du « défi » : il s’agit d’un terme connoté positivement, qui doit donner à tous l’envie de participer. Le vocabulaire utilisé va puiser dans un champ lexical commun au monde du jeu, du sport, du management, et du monde économique.

Une rhétorique du devoir de changement est mise en avant et qui s’appuie sur celle de la mondialisation. C’est vraiment une constante dans les textes de tous ordres (de sciences de l’éducation, politiques, d’appel à projets, de lettres de missions de services….) : les premiers temps de discours sur la pédagogie universitaire consistent toujours à rapporter ce qui va être présenté au « processus de Bologne » et à « l’économie de la connaissance », « la stratégie de Lisbonne » et la fabrication d’une « société apprenante ».

Dans les énoncés, on va même trouver une formule curieuse : « Les exigences du processus de Bologne [4]». On serait donc en présence d’un processus qui aurait des exigences (comme s’il s’agissait d’une entité douée d’une volonté) et qui contraindrait les acteurs et les pays, qui passerait au-dessus des processus démocratiques des pays. Même des universitaires vont s’appuyer sur cette attente politique pour déployer des théories, des techniques, des formations, des diplômes, etc.. Par exemple, le titre du premier chapitre d’un ouvrage sur la pédagogie universitaire est  « Comment répondre aux défis actuels de l’enseignement supérieur » (Berthiaume & Rege-Colet, 2013, T1) et non : faut-il ou pourquoi répondre aux défis actuels ?

C’est alors ce cadre, toujours rappelé en début des discours de tous types qui justifie la suite : cela indique un ordre, une hiérarchie, qui est une (tentative de) passage en force d’une vision très spécifique.

 

Dans cette rhétorique, l’innovation pédagogique est considérée comme un des outils phares de la transformation de l’enseignement supérieur. Les pouvoirs publics attendent beaucoup de l’innovation. Mais pour pouvoir définir l’innovation pédagogique dans l’enseignement supérieur, il fallait déjà penser la pédagogie du supérieur, autrement dit il fallait que ce terme  - la pédagogie du supérieur - se mette à exister, fasse sens pour un nombre de plus en plus grand d’acteurs, devienne une évidence, un thème ordinaire dans le paysage de l’enseignement supérieur. Il fallait que les acteurs ne s’étonnent pas/plus de ce terme mais se demandent comment contribuer / participer à leur niveau à ce grand effort national de transformation.

Il est ici nécessaire de s’arrêter quelques instants pour décrire ce « courant ». Le thème de la pédagogie du supérieur va prendre de l’essor en France après les années deux mille. Il fait l’objet d’une littérature francophone portées par des auteurs se connaissant et travaillant les uns et les autres. ils rédigent à partir d’une culture en sciences de l’éducation et psychologie référée en partie à une littérature anglophone, des articles et ouvrages adossés à des expériences de direction de centres ou de services universitaires de pédagogie menées principalement au Canada, en Suisse, en Belgique. On peut observer qu’une remarquable convergence des auteurs se fait écho d’un texte à l’autre.

L’idée de fond, c’est que l’enseignant doit se transformer si on veut que l’université puisse se transformer. Les textes s’accordent à évoquer qu’il s’agit de procéder à un changement de paradigme ainsi que le résume Lison (2014) : il s’agit de passer « du paradigme de l’enseignement au paradigme de l’apprentissage » ce qui suppose de « repenser le rôle des professeurs et des étudiants par rapport à l’apprentissage, repenser la conception même de l’apprentissage, désapprendre des habitudes d’enseignement et d’évaluation bien ancrées et s’engager dans d’autres façons de faire, bref changer complètement de conception de l’éducation. ».

Les transformations attendues des enseignants/chercheurs sont :

  • de se mettre à travailler en équipe
  • de changer leur manière de préparer leur cours, d’enseigner, d’évaluer : de passer de l’enseignement « magistro-centré » à « l’enseignement puéro-centré ».
  • de développer des compétences à enseigner dans des dispositifs non disciplinaires
  • De développer une posture d’accompagnateur, un « susciteur » de connaissances que les étudiants s’approprient par eux-mêmes, dans un environnement favorable.
  • De prendre part à l’essor du numérique ; développer des formes de cours à distance.
  • De s’inscrire dans une logique de contractualisation et de développement de projets d’innovations pédagogiques.
  • D’accepter et de participer aux évaluations de leurs cours par les étudiants.

En résumé, la pédagogie universitaire est une préoccupation qui doit devenir importante car elle s’inscrit dans une perspective de changement jugé indispensable pour les trois parties en présence :

  • à la fois pour l’enseignant : ce changement sera bénéfique pour lui, car cela va lui permettre de soutenir son « développement professionnel » ;
  • pour l’étudiant : diagnostiqué comme ayant changé, on considère qu’il sera mieux formé par des enseignants prenant en considération son « apprentissage » (avec toute une vision particulière de ce en quoi consiste « l’apprentissage »)
  • enfin pour les structures universitaires : les changements des enseignants et des étudiants seront bénéfiques aux universités car cela leur permettra de pleinement participer à la production d’une offre de formation de « qualité », qui se soldera par des insertions professionnelles en pagaille (avec une vision très particulière de ce en quoi consiste la qualité d’une université et comment elle se mesure).

L’innovation pédagogique est alors le « levier » opérationnel de ce changement.

Néanmoins, toutes ces assertions sont à questionner ainsi que l’espèce d’heureuse coïncidence qui ferait que les trois se renforceraient dans un cercle vertueux. Vraiment il n’y aurait que des gagnants dans cette affaire ?  De plus, tendre à faire en sorte que l’enseignant du supérieur « change de paradigme », ce n’est pas rien et mérite au moins un temps d’arrêt et d’analyse.

 

 

 

 

 

Remarques conclusives

Pour pouvoir tenir dans sa cohérence interne, ce discours s’appuie sur une théorie et doctrine économiques (la théorie du capital humain, les extensions relatives à l’avènement d’une économie de la connaissance, …). Le corolaire est qu’il  passe sous silence, et rend invisible non seulement l’existant mais plusieurs pans importants de résultats de recherche en sciences sociales. Ainsi :

  •  A partir du moment où l’urgence du changement est affirmée, le présent et ses pratiques deviennent frappées d’obsolescence. Le risque est alors de rendre aveugle à lui-même l’enseignant/chercheur et de ne pas lui permettre de mesurer l’ampleur des (auto)- transformations à opérer et des effets sur lui-même, ses pratiques d’enseignement, de recherche, ses activités….
  • A partir du moment où les transformations attendues sont déjà précisées, les résultats de recherche qui ne convergent pas avec le cadre d’analyse officiel de la situation, n’ont pas leur place dans ce discours officiel ou se trouvent reformulés de manière à s’y conformer. Le risque est alors de courir après des résultats impossibles à obtenir, même après d’importantes (auto)-transformations de l’enseignant/chercheur, des maquettes, des composantes, des universités…

Pour illustrer le premier de ces deux points, je vais m’intéresser surtout ici aux représentations de l’enseignant du supérieur et à ses pratiques d’enseignement, faute de temps pour développer d’autres points.

Est mis en scène un enseignant passéiste, « profane » (Garcia, 2008) en matière de pédagogie universitaire, fasciné par la recherche, « accro » au cours magistral, peu intéressé par un investissement pour la question pédagogique ou le devenir de ses étudiants. C’est aussi un enseignant isolé et non formé à l’enseignement qui est peint.

Or il faut constater que les images qui sont véhiculées dans les textes actuellement ne rendent pas du tout compte de ce que les enseignants/chercheurs font vraiment au quotidien. Le réel, le réalisé  - qui ne fait jamais vraiment l’objet d’enquêtes précises et illustrées dans les textes -  semble devoir avant tout être qualifié négativement afin de rendre désirable et positif l’avenir. En conséquence,  le discours de changement de paradigme écrase et/ou déforme très largement l’existant.

Ce qui est relégué dans toutes ces transformations, ce sont ainsi les cultures, les pratiques et points de vue disciplinaires. Or ce n’est pas rien : c’est à partir de disciplines que se forment des futurs chercheurs et se produit du savoir scientifique. Transformer le poids et le pouvoir des disciplines au sein de l’enseignement supérieur ne peut pas être sans conséquence sur la formation et l’activité de recherche, ou la formation à l’activité de recherche.

D’autant que si l’on rentre plus finement dans ce que les attentes de changement ambitionnent de transformer, on peut énumérer toute une série de points, qui sont au cœur de l’activité professionnelle des enseignants/chercheurs. Et là encore, ce n’est pas rien que de transformer (en intensifiant, en modifiant) le contenu des activités. Ce qui est concerné est la manière d’enseigner, mais aussi les savoirs mobilisés, l’importance qu’ils ont au cœur de la pratique d’enseignement : en disant que l’enseignant/chercheur est finalement surtout un « facilitateur », un « animateur » pour des étudiants qui ont à s’approprier par eux-mêmes des savoirs, on le dépossède de sa spécificité disciplinaire. On le rend interchangeable : de « super animateurs » suffiraient pour faire de bons étudiants, de bons diplômés, de bons professionnels (et l’ensemble de ces termes forme dans le discours une chaîne). Il n’y a plus de spécificités disciplinaires, ni des savoirs qui justifieraient des pratiques pédagogiques différentes du courant principal : les savoirs seraient contenus dans des livres, dans des moocs, et l’enseignant doit devenir un organisateur du milieu d’apprentissage…

En second point, pour fournir quelques pistes non exhaustives de réflexion concernant les résultats de recherche pouvant utilement servir pour penser autrement l’enseignement supérieur, on peut citer[5] :

  • Celles qui ont déconstruit l’avènement du processus de Bologne, le discours sur la « crise de l’université » ; la vision simpliste des statistiques concernant la réussite et les parcours universitaires, tels par exemple que « l’abandon en premier cycle universitaire » 
  • celles qui pointent les façons dont la montée de la « pédagogie universitaire » a fabriqué l’image d’un enseignant profane, au moment même où s’est déployé une logique de la qualité 
  • celles qui soulèvent les effets du management par la qualité, la production d’indicateurs statistique et la distorsion avec la pratique
  • celles qui pointent et rappellent qu’il n’y a pas de relation directe entre la formation et l’emploi et que la pensée adéquationniste reste toujours vivace
  • celles qui questionnent les effets d’une politique de montée des diplômes et d’augmentation du nombre de diplômés au sein de la société
  • celles qui fournissent des cadres théoriques et des outils pour penser les pratiques d’enseignement dans le supérieur 
  • celles qui soulignent et explorent la polysémie de certaines injonctions, telles que « la professionnalisation » de l’université

                                                

Au final, le discours sur la pédagogie universitaire dévoile un travail de « mise en ordre cognitive » qui a plusieurs caractéristiques. Il nie l’existant, le reformule et lui fait prendre uniquement une valeur négative. L’existant devient ce qu’il faut combattre, en matière d’habitudes d’enseignants et de pratiques d’enseignement. Il invisibilise les spécificités, variations et les pratiques disciplinaires, les relations entre enseignement et recherche, donc touche aux conditions mêmes de production de celle-ci. Il est ignorant d’une bonne partie des résultats de recherche en sciences sociales ; ou recompose ceux qu’il récupère. Il s’appuie sur un appareillage de mesure et de comptage de la « performance » en vue de produire de la « qualité », qui fabriquent plus qu’ils ne constatent des relations entre des items flous (« l’étudiant moyen », « la réussite », la relation entre l’obtention d’un diplôme, l’insertion professionnelle et la qualité pédagogique d’un enseignant ; …). Il occulte toutes les questions relatives aux moyens économiques, financiers liées aux  pratiques, dispositifs, instruments, outils d’enseignement, et à leurs relations avec les modes d’organisation des diplômes et des universités.

Ce discours produit ainsi une vision particulièrement déréalisée qui peut se résumer à une phrase : il y a un décalage considérable entre le niveau exorbitant des attentes envers l’enseignement supérieur, les diplômes, les injonctions contradictoires, les représentations erronées, fausses, et le réel. Autant dire que l’on n’aurait que peu de chance de tout faire coïncider, même avec beaucoup de bonne volonté. C’est pourtant cette bonne volonté qui est constamment appelée à être mobilisée ainsi qu’on l’a vu avec les mises en situations présentées dans la première partie.

Ne pas se laisser embarquer uniquement dans la question du « comment »  (comment développer la pédagogique universitaire, mesurer les compétences, l’insertion professionnelle, faire advenir la performance, la qualité, etc… ?)  mais se donner les moyens de réfléchir et d’agir afin de se positionner également sur celle du « pourquoi » et de ses implications pourrait s’avérer utile dans le contexte actuel. Il s’agit alors de le faire en s’armant de deux garde-fous : se donner les moyens d’analyser autrement que par le prisme d’un discours hégémonique ce qui est réellement fait, mobiliser les résultats des recherches en sciences sociales pour déconstruire et penser autrement les transformations dans l’enseignement supérieur.

 

Eléments de bibliographie

Agulhon C., Convert B., Gugenhiem F., Jakubowski S. (2012), La professionnalisation. Pour une université « utile » ?, Paris, L’Harmattan

Bernstein B. (2007), Pédagogie, Contrôle symbolique et identité, Canada, Presses universitaires de Laval

Berthiaume D. & Rege-Colet N. (2013 & 2015), La pédagogie de l’enseignement supérieur : repères théoriques et applications pratiques. Tome 1(2013) : Enseigner au supérieur ; Tome 2 : Se développer au titre d’enseignant (2015), Peter Lang, Berne : Suisse

Bertrand C., (2014) « Soutenir la transformation pédagogique dans l’enseignement supérieur », Rapport à la demande de Madame S. BONNAFOUS, Directrice générale pour l’enseignement supérieur et l’insertion professionnelle

Bodin R., Millet M., (2011), « L’université, un espace de régulation », Sociologie [En ligne], N°3, vol. 2 |  2011, mis en ligne le 06 janvier 2012, URL : http://sociologie.revues.org/998

Bodin R., Orange S. (2013), L’université n’est pas en crise. Les transformations de l’enseignement supérieur : enjeux et idées reçues. Bellecombe-en-Bauges : Ed. du Croquant

Bourdieu P.,(1984), Homo academicus, Paris, Editions de Minuit

Brucy G. (2011), « Du diplôme comme aspiration au diplôme comme injonction », in Millet M. & Moreau G. La société des diplômes, Paris : La dispute

Brusadelli N., Lebaron F., (2012), « Les indicateurs de " performance " universitaire. Outils statistiques de la privatisation de l'excellence », Savoir/Agir, 4/2012 (n° 22), p. 97-104.

Charle C., Soulié C. (2008), Les ravages de la « modernisation » universitaire, Paris, Syllepse

Charle C. et Soulié C. (dir.) 2015, La dérégulation universitaire. La construction étatisée des « marchés » des études supérieures dans le monde, Paris Editions Syllepse, et Quebec M Editeur

Charlier J.-É. & Croché S., (2003), « Le processus de Bologne, ses acteurs et leurs complices », Éducation et Sociétés, n° 12

Demougeot-Lebel J. et al., (2012) « Regards croisés sur des pratiques de formation à l'enseignement universitaire », Savoirs, 2012/1 n° 28

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Derouet J.-L. 2012), « Présentation », Education et sociétés, 1 (n° 29)

Enseigner et former dans le supérieur https://www.fun-mooc.fr/courses/ENSCachan/20012/session01/about

Garcia S. (2008)   « L'expert et le profane : qui est juge de la qualité universitaire ? », Genèses, 2008/1 n° 70

Faure S., Soulié C.,, Millet M., (2005), Enquête exploratoire sur le travail des enseignants chercheurs. Vers un bouleversement de la ”table des valeurs académiques” ? https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00602398

Faure S., Soulié C., Millet M., (2008) « Visions et divisions à l’université », Recherche et formation [En ligne], 57 |

Frenay M., Paquay L. (2011), « Former les universitaires en pédagogie », Revue Formation et Recherche, n°7

Lebaron F., (2015), « Injonction comptable et révolution culturelle à l’Université », La nouvelle revue du travail [En ligne], 6 | 2015, mis en ligne le 01 mai 2015, URL : http://nrt.revues.org/2177 ; DOI : 10.4000/nrt.2177

Lison C. & Jutras F., (2014)  « Innover à l’université : penser les situations d’enseignement pour soutenir l’apprentissage », Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur [En ligne], 30-1

Maillard F. (2015), La fabrique des diplômés, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « 3e culture »

Normand R., Vincent-Dalud M., (2012) « Sciences de gouvernement de l'éducation et réseaux transnationaux d'experts : la fabrication d'une politique européenne », Education et sociétés1/2012 (n° 29)

Rapport STRANES, (2016), http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid30540/strategie-national...

Rege Colet N., Romainville M. (eds) (2006), La pratique enseignante en mutation à l’université, De Boeck, Bruxelles

Rose J. (2014), Mission insertion. Un défi pour les universités, Rennes. Presses universitaires de rennes.

Soulié C., (2016) « Quelques pistes à propos de l’université française », Intervention faite à Orsay dans le cadre du colloque «  Idées d’université par temps de mutation », organisé par le Centre d’Alembert le 6 avril 2016, document en ligne sur le site ARESER : https://docs.google.com/viewer?a=v&pid=sites&srcid=ZGVmYXVsdGRvbWFpbnxhc...

Stes A. & Van Petegem P. (2011) « La formation pédagogique des professeurs dans l’enseignement supérieur », Recherche et formation [En ligne], 67

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[1] Pour réaliser la recension dans le champ de la recherche ont été retenus et analysés trois numéros spéciaux de revues (Revue Française de Pédagogie, 172-2010 et Recherche et formation 67-2011 ; la Revue des Sciences de l’Education), quarante articles (dont ceux de la revue RIPES consacrée à la pédagogie de l’enseignement supéireur), et huit ouvrages (des éditeurs de Boeck, l’Harmattan, Pierre et des auteurs suivants : Annoot & Favre-Bonnet, 2004 ; Berthiaume & Rege-Colet, tome 1, 2013 et tome 2, 2015 ; Rege Colet & Romainville, 2006 ; Richard et al., 2009 ; Romainville, 2009 ; Romainville & Donnay (dir.), 1996 ; Roegiers, 2012).

[2] L’acronyme MOOC signifie Massive Open Online Course.

[3] Une partie de ce matériau figure en bibliographie.

 

[4] Patricia Arnault, « Rubrique « Enjeux de l’évolution de l’enseignement supérieur et de la transformation pédagogique ». Processus de Bologne et internationalisation de l’enseignement supérieur », MOOC efSUP, 2016https://www.fun-mooc.fr/courses/ENSCachan/20012/session01/about.

[5] Les références sont en bibliographie