L'éducation au numérique au regard des nouveaux accès aux savoirs et à la connaissance : entretien avec Milad Doueihi

Publié le : 23/01/2013

L’éducation au numérique au regard des nouveaux accès aux savoirs et à la connaissance

Entretien avec Milad Doueihi. Propos recueillis par Emmanuelle Niguès (PRCE documentation)

Milad Doueihi est historien du religieux dans l’Occident moderne et titulaire de la chaire de recherche sur les cultures numériques à l’université Laval, au Québec. Il est l’auteur de Pour un humanisme numérique (Seuil, 2011), et du Dictionnaire de la culture numérique (Hermann, 2012).

Le numérique a des incidences majeures sur la société de l’information et la redocumentarisation du monde, et à partir de ce constat, on se pose la question de savoir si cela nécessite de nouveaux apprentissages en termes de connaissances et de compétences pour nos élèves. 

E. N. : QUELS SONT, SELON VOUS, LES ENJEUX D’UNE ÉDUCATION AU NUMÉRIQUE AU REGARD DES NOUVEAUX ACCÈS AUX SAVOIRS ET À LA CONNAISSANCE ? 

M. D. : Évidemment, il me semble que c’est essentiel de prendre en compte le fait que le numérique modifie de manière assez importante et radicale la manière dont on a accès mais surtout la manière dont on lit, apprécie et évalue tout ce qui touche au domaine du savoir. Une fois que cette dimension est acceptée, je crois qu’il y a certains éléments qu’il faut retenir et qui vont toucher aux formes de compétences ou si vous voulez de littératies(1) qui sont peut-être requises pour faire avancer et surtout maintenir une certaine forme d’équivalence de ce qui arrive avec ce que l’on peut appeler le numérique. 

Tout d’abord, il faut dépasser l’idée qu’il ne s’agit que d’une forme de numérisation. Car c’est un préjugé qui a quand même pesé assez longtemps sur la manière dont on a conçu, et la formation et surtout la manière de documenter certains éléments qui sont entrain d’émerger. Et dans ce cadre-là, je dirais que ce qu’il faut prendre en compte, c’est la dimension culturelle, au sens le plus large, du numérique. Il faut rappeler que le numérique est un mot assez vague, assez ambigu, et qui est rentré assez rapidement dans notre vocabulaire, alors que l’on ne sait pas précisément ce qu’il désigne. Il me semble que dans le contexte pédagogique, et le contexte documentaire, il y a des éléments assez spécifiques qu’il faut retenir. Le premier élément à mon sens qui est assez important – une sorte d’impératif philologique – avec la prolifération des formats, des textes et des versions, c’est la nécessité d’une généalogie pour mettre en place à la fois la validation, la valorisation et surtout l’historique d’un document qui commence à circuler, et ne pas le détacher de manière assez brutale et radicale de ce contexte assez large, et de plus en plus riche et complexe. Ainsi la première forme de compétence est de modifier la notion de document et mettre à jour à la fois les pratiques, les outils et les formations, qui sont associés à la fois à la naissance, à la circulation, et surtout à la manière de partager qui sont impliqués par les nouveaux environnements. Dans un contexte tel que celui-ci, effectivement, il y a à la fois ce qu’on a pu appeler un conflit d’autorité ou de légitimité vis-à-vis de la dimension documentaire. Est-ce qu’on va retenir les modèles classiques et les schémas traditionnels ? Ou bien faut-il, non pas en oubliant tout ce qui existait avant, les adapter aux nouvelles réalités ? Comment négocier avec les formes de documentation qui sont populaires, qui sont horizontales, et quelles sont les compétences requises afin de pouvoir apprendre et faire apprendre aux gens, aux étudiants comme aux formateurs, les formes d’évaluation nécessaires pour voir quelles valeurs attacher à tel ou tel document ? Le second élément est la nature hybride des documents qu’on est en train de recevoir. Cette hybridation est généralisée aujourd’hui et elle implique de nouvelles formes de compétences et de littératies. C’est là qu’il y a peut-être un plus grand travail à mener à mon sens. Tout d’abord on a un préjugé qui existe en France comme ailleurs – la culture numérique ou informatique est à la fois une culture du code, du chiffre d’un côté – et d’autre part il y a tout ce qu’on a connu avant, dans le passé, qu’on maîtrisait relativement bien. Il me semble que ce n’est pas suffisant, parce que cette dimension informatique elle est elle-même déjà inscrite dans une forme de discours lettré, savant, qui introduit et incorpore des formes de préjugés et d’idées reçues qu’il faut interroger. Et c’est là où le rôle des documentalistes est de plus en plus important : faire émerger cette dimension et donner accès à tous les aspects qui accompagnent, qui façonnent l’accès aux documents à la fois aux instituteurs et formateurs comme aux étudiants et élèves ou à n’importe quel citoyen. Je crois que ce n’est pas aussi simple que cela peut paraître, car effectivement la complexité à laquelle il faut faire face, exige un travail à la fois méthodologique et en même temps historique. 

Le troisième élément aussi, que l’on a souvent tendance à négliger, est le code. C’est là que se créent de vraies fractures numériques, puisque l’on va permettre à certains individus, qui ont une maîtrise même minimale de l’accès aux codes, de pouvoir manipuler de telle manière que cela va échapper à la majorité. C’est là où il faut imaginer des façons d’enseigner, de documenter qui n’ont pas peur du code. Car le code est lisible et accessible, et surtout il doit être intégré de manière beaucoup plus large qu’on le conçoit aujourd’hui, dans la formation et à tous les niveaux. 

Une fois ce point de vue accepté, il faut à la fois imaginer la documentation de manière plus vivante ; elle doit accepter des mutations relativement rapides, non pas seulement pour accompagner les modifications, que ce soit dans les formats ou dans la manière de qualifier quelque chose mais surtout dans la manière de convertir ce qu’on avait avant pour pouvoir intervenir de manière beaucoup plus directe et plus efficace dans le référencement de ces documents. Et elle doit appréhender les enjeux de ces questions qui, à mon avis sont plutôt éthiques et politiques, et qui se posent de plus en plus.

 E. N. : CELA NÉCESSITE-T-IL DE FAIT DES ENSEIGNEMENTS SPÉCIFIQUES QUI N’EXISTENT PAS POUR L’INSTANT ? 

M. D. : J’en suis convaincu. Je plaide depuis un certain temps pour aller au-delà de ce qui existe (une petite initiation à l’html). Aujourd’hui, on peut apprendre l’html de manière relativement simple et rapide sur Internet, ce n’est pas le problème. La question, c’est la prolifération des langages et des codes et en même temps voir d’où elle vient, pourquoi sont-ils conçus, comment construisent-ils l’accès, et surtout quel est notre regard sur les objets ? Avec les dimensions de l’objet-document qui sont en train de se transformer, c’est l’individu qui devient le document vivant. Cela implique une forme d’interactivité qu’il faut prendre au sérieux et qui nécessite une formation qui n’existe pas encore. Qui aura la mission, le mandat d’articuler et de former ? Il faut envisager dans ce cas des formes de collaboration qui vont dans certaines mesures, reproduire la manière dont on produit l’environnement numérique et non pas seulement la manière dont on le reçoit, et il ne faut pas que l’on soit passif, mais que l’on soit aiguillé et actif dans la manière dont on construira la formation. Ce n’est pas évident. Dans la tradition, la formation a toujours été une manière de recevoir et après de faire passer dans l’apprentissage. Il faut rappeler que la pédagogie, la transmission du savoir, a mis fin à ce qu’on a appelé l’époque du non-savoir et nous sommes dans une période tout à fait déterminante et les choix que l’on va faire aujourd’hui vont jouer sur la longue durée. L’enjeu est énorme et il est en même temps urgent. 

E. N. : QUE PENSEZ-VOUS DE LA CRÉATION DE CURRICULA INFODOCUMENTAIRES DE LA MATERNELLE À L’UNIVERSITÉ ? C’EST UNE QUESTION QUI REVIENT BEAUCOUP DANS LE MONDE DE LA RECHERCHE EN SCIENCE DE L’INFORMATION EN FRANCE 

M. D. : Moi, je suis d’accord avec cette idée de créer un curriculum qui soit spécifiquement pensé et conçu pour cette dimension-là. En revanche, j’ai certaines hésitations avec la science de l’information car, pour moi, cette science a existé à un moment, et elle continue à faire des travaux importants. Néanmoins, il faut penser au-delà des modèles premiers fondateurs de la science de l’information. Il faut adapter et adopter à la fois des méthodes comme les ancrages institutionnels en fonction de ce que le numérique est en train de faire ; non pas dans ses promesses mais plutôt dans ce qu’il a déjà accompli. Il y a une remise en question des premières conceptions qui étaient derrière cette science. Ce n’est pas du tout une critique : c’est plutôt dire de la même façon que les pratiques évoluent, pour reprendre l’expression d’usage efficace, la discipline elle-même est restée figée dans une large mesure avec des conceptions et surtout des méthodes qui étaient appropriées dans les années 60 et qui aujourd’hui ne correspondent plus exactement. Je crois que c’est un vrai problème, car cela a permis de maintenir une forme de stabilité qui n’est pas nécessairement la meilleure solution. Il faut dépasser certains vocabulaires hérités, comme la distinction très nette entre l’écriture ou la lecture classique et l’écriture ou la lecture sur écran. Aujourd’hui l’écran n’est plus comme au début de l’ère de l’informatique, il est devenu beaucoup plus interactif, il n’est plus cette dimension de voile qu’on a pu analyser comme modèle ou schéma de représentation, et ainsi de suite. Si l’on accepte ces éléments qui se sont transformés et transforment toujours notre quotidien, nos rapports avec les objets et les savoirs, les curricula envisagés seront à la fois enrichissants et essentiels. 

(1) Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 2000), la littératie est l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités. Cette définition se rapproche de l’alphabétisation, qui est d’ailleurs la traduction première de literacy.