Une autre bataille de la retraite

Publié le : 21/05/2010


Une autre bataille de la retraite

Pour l'auteur, il s'agit de revendiquer pour tous l'attribution d'une qualification  et, dès lors, en nous libérant de la logique de l'emploi, de poser les bases d'une solidarité généralisée. À l'opposé de la vision réformatrice de la pension comme salaire différé, B.Friot défend donc celle, révolutionnaire, du salaire continué.

par Bernard Friot,  économiste et sociologue

Quand on a balayé les arguments réformateurs, dont l'ineptie laisse pantois, reste... leur ineptie, précisément. Comment des sottises telles que le problème

démographique et le dé?cit peuvent-elles être crues? Un peuple accepte de se laisser imposer des reculs sur la base d'une telle
propagande quand il est complètement désorienté sur son avenir collectif. Penser qu'on va le sortir de sa tétanie par une
démonstration du caractère irrationnel de sa croyance est voué à l'échec. Répéter, face aux imbéciles qui répètent qu'il y aura trop de vieux et qu'on ne pourra pas payer, que bien sûr que si, on pourra payer et qu'il n'y aura pas trop de vieux, est aussi inefficace que de se poster devant le salon d'une cartomancienne pour tenter de détromper ses clients. C'est une tout autre bataille de la retraite qu'il faut mener.

Les réformateurs se nourrissent de la peur de l'avenir parce qu'ils n'ont plus d'avenir à proposer, sinon des «mesures courageuses». Qu'ils aient détruit l'idée de réforme en identifiant réforme et régression désigne la voie d'une opposition offensive: la révolution. Les opposants à la réforme doivent réintroduire ce gros mot dans le débat public. Les salariés affligés de croire les bobards auxquels pourtant ils croient sont aussi ceux qui font l'expérience de la toxicité des marchés financiers et du malheur qu'il y a à travailler sous le
joug de l'emploi. Si ce n'est pas sur ce terrain que nous menons la bataille de la retraite, alors cette expérience continuera à nourrir la fatalité dont les réformateurs ont un besoin absolu.
La bataille de la retraite doit ainsi se saisir du déjà là révolutionnaire de la pension comme salaire continué pour s'attaquer à la racine
de la réforme: l'existence d'un marché du travail avec des «employeurs» et des «employés» d'une part, l'accumulation ?nancière, le droit de propriété lucrative, l'existence d'actionnaires et d'investisseurs d'autre part. La force des réformateurs est qu'ils surfent sur la conviction que ces institutions du capital sont indépassables. La bataille de la retraite doit être centrée sur la démonstration qu'il est possible, et urgent,
de travailler sans employeurs et d'investir sans investisseurs, parce que c'est ce que le salaire continué dans la pension nous fait déjà expérimenter.

Travailler sans employeurs

 

Un retraité, c'est quelqu'un qui travaille sans employeur. En tout cas la forte minorité des retraités (plusieurs millions sur les 14,5millions de retraités) qui ont une pension proche de leur meilleur salaire, des capacités reconnues et un réseau de pairs qu'ils peuvent mobiliser. Ces retraités-là sont au travail bien sûr, et heureux de l'être parce que le caractère irrévocable de leur salaire les débarrasse du marché du tra- vail, de la marchandise, de la tyrannie du temps de travail. À ce titre, ils sont comme les fonctionnaires d'État: c'est à leur personne qu'est attachée la qualification de leurs anciens emplois, ils ne sont plus pris dans le carcan de l'emploi. Penser que, sans mener dans ces termes la bataille de la retraite, nous pourrons promouvoir la fonction publique dans ce qu'elle a d'essentiel, le fondement des droits dans le grade et non dans le poste, contre les réformateurs
qui veulent précisément transformer les fonctionnaires en employés (c'est le cœur de la loi LRU par exemple), c'est nous exposer à perdre et sur la fonction publique et sur la retraite. Alors que revendiquer pour tous, de 18 ans à la mort, l'attribution d'une quali?cation (et du salaire irrévocable qui va avec) libérant de la logique de l'emploi, nous rendra, comme fonctionnaires, solidaires des retraités, des travailleurs du privé écœurés de l'impossibilité de «bien travailler» dans l'emploi tel qu'il est devenu, des chômeurs et des jeunes que la logique de l'emploi exclut de la reconnaissance de leur qualification. L'emploi ne peut plus être la matrice de la mise au travail, il doit être remplacé par la quali?cation personnelle, comme dans la fonction publique et dans la retraite.

Investir sans investisseurs

Les engagements des pensions, aussi massifs et de plus long terme que l'investissement, sont assumés sans accumulation financière. Et c'est normal:

 

toute dépense est forcément ?nancée par de la monnaie correspondant à la valeur attribuée au produit du travail en train de se faire. Les 13% du PIB qui vont aux pensions sont ?nancés par une cotisation sociale prélevée sur la valeur ajoutée et affectée au salaire à hauteur de 25% du salaire brut: nous avons ainsi débarrassé notre quotidien individuel
des usuriers par la sécurité sociale. Les 18% du PIB qui vont à l'investissement doivent, sur la base de cette expérience massive de l'inutilité de l'accumulation ?nancière, être ?nancés par un prélèvement sur la valeur ajoutée affecté au salaire sous forme de cotisation économique à hauteur de 35% du salaire brut. Cette cotisation économique ira à des caisses qui ?nanceront l'investissement sans taux d'intérêt, parce que nous aurons débarrassé notre quotidien collectif
des investisseurs qui utilisent le droit de propriété lucrative pour ponctionner sur la valeur attribuée à la production et décider à notre place de ce qui doit être produit.

Résumons-nous: 60 ans doit devenir l'âge politique d'entrée dans une seconde carrière avec 100% de son meilleur salaire pour vivre la liberté d'un travail émancipé des employeurs, une telle quali?cation personnelle doit devenir le fait de tous à partir de 18 ans, le droit de propriété lucrative doit être aboli et l'investissement financé par une cotisation économique. Il n'y a là aucune utopie, simplement la décision de prolonger ce qui est déjà commencé dans la pension comme salaire continué, l'antidote du modèle suédois de revenu différé qui est l'horizon des réformateurs.

 

(1) Professeur émérite à l'université de Paris Ouest/Nanterre, est membre de l'IDHE (UMR 8533). Chercheur invité à la MSH Lorraine, il anime l'Institut européen du salariat (www.ies-salariat.org). Il vient de publier L'enjeu des retraites aux éditions La Dispute.