Alain DESCAVES - IUFM de Périgueux
22 mai 2003
Le 17 mars 2003 le Parlement réuni en Congrès a révisé la Constitution de la Vème République: l'organisation de la France est désormais décentralisée. Le gouvernement avait précédemment utilisé l'article 49-3 de la Constitution pour faire voter sans discussion le texte par l'Assemblée Nationale.
Dans une application immédiate le Gouvernement Raffarin a annoncé le transfert de 110 000 fonctionnaires de l'Etat (assistants sociaux, médecins scolaires, personnels ouvriers et techniques, conseillers d'orientation psychologues) aux collectivités territoriales (départements, régions), créant un vaste mouvement d'opposition chez tous les personnels de l'Education Nationale.
Le 14 mai 2003, le lendemain même de la grande journée de manifestations du 13 mai, le conseil des ministres persistait et signait en entérinant deux projets de loi sur la décentralisation fixant les conditions d'organisation de référendums locaux et de dérogations expérimentales. Il s'agirait, selon le chef de l'Etat, Jacques Chirac, de donner aux Français " plus de pouvoir, de liberté et de responsabilité ".
Ces mêmes arguments avaient été avancés dès l'été 1981, sans réel débat, lors du vote en première lecture par l'Assemblée Nationale de la loi de décentralisation, promulguée en mars 1982 et ayant pour titre " loi relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions ".
Alors, le mouvement démocratique conduit-il inéluctablement à la décentralisation ?
Quelques tentatives de réponse autour de quatre questions récurrentes.
Il convient de faire la distinction entre la nécessaire décentralisation administrative qui vise à adapter l'application des règles nationales aux réalités locales et à simplifier les démarches, avec une décentralisation chargée d'organiser le développement de libertés politiques dans les différentes collectivités territoriales.
La décentralisation administrative s'appuie sur de nécessaires délégations de pouvoir, mais sous l'autorité de l'Etat, qui reste garant de l'égalité de traitement sur tout le territoire national.
A l'inverse, la décentralisation du pouvoir politique prévue dans le cadre de la modification de la Constitution - d'après Jacques Chirac, il s'agit de " repenser hardiment l'architecture des pouvoirs " - conduira à l'inégalité des lois et règlements sur l'ensemble du territoire national, ainsi que des moyens financiers, en fonction des prises de décision politique des différentes collectivités territoriales. La féodalisation des pouvoirs renforcera l'arbitraire et les inégalités.
D'autre part, loin de rapprocher l'administration du citoyen, la régionalisation mettra celui-ci en position de dépendance aggravée vis-à-vis de pouvoirs locaux rapprochés.
La position démocratique consiste donc encore à défendre un cadre national , avec l'exigence des moyens humains et financiers adaptés aux conditions locales.
Cette adaptation nécessite une certaine liberté : celle, par exemple, de la liberté pédagogique des enseignants dans le cadre de l'application de programmes nationaux de l'Education Nationale. Trop rapprocher le pouvoir exécutif des lieux d'exercice supprime au contraire la souplesse indispensable, et le local, lieu de liberté, se transforme en lieu de dépendance.
L'organisation d'un référendum en Corse, le 6 juillet prochain, montre que l'enjeu est bien celui d'une régionalisation politique et non d'une décentralisation administrative. Il s'agira de créer une collectivité territoriale qui se substituera aux deux conseils généraux, qui sera " seule habilitée à percevoir l'impôt et à recruter du personnel " et qui aura " compétence générale pour les affaires de la Corse ". L'existence même de ce référendum ( rendu possible par la révision de la Constitution), qui dessaisit l'ensemble des citoyens français de décisions importantes concernant une partie du territoire français, constitue en soi un fait sans précédent contre la notion d'indivisibilité. Un " oui " majoritaire à ce référendum ne manquerait pas d'être interprété par ses instigateurs, et en particulier le gouvernement Raffarin-Sarkozy, comme une approbation populaire aux lois de décentralisation, et cela, à partir du vote de deux départements comptant moins de 300000 habitants ; en outre, dans ce détournement de référendum, le problème corse n'en trouverait pas plus de solution face au mouvement indépendantiste.
A partir du moment où les collectivités territoriales disposeront de larges pouvoirs de décision, se posera le problème des inégalités d'utilisation et d'obtention des moyens, ainsi que des régulations nécessaires. Quelle transparence alors pour le citoyen, dans l'entrelacement des prises de décision ? La France, partagée depuis 1795 en communes, cantons et départements (organisation de la décentralisation administrative) se dote en 1981 d'une nouvelle catégorie de collectivité locale, la région, érigée en collectivité territoriale dans le cadre de la réforme de la Constitution du mois de mars 2003, puis en 1995 des " pays ", fondés sur la libre adhésion des collectivités, sans compter les communautés de communes, les communautés d'agglomération et les communautés urbaines.
Cette organisation ne peut qu'entraîner rivalités, gaspillage et anarchie. Eloigné davantage des prises de décision politique majeures, le citoyen devra se contenter de s'épuiser dans l'action locale devenue dépendante des rapports de force.
Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée Nationale et membre de l'UMP, adressait lui-même une mise en garde à Jean-Pierre Raffarin le 31 octobre 2002 devant 1600 élus départementaux réunis pour les Assises des conseils généraux. Il dénonçait l' " intégrisme décentralisateur " qui peut être la pire des choses si elle engendre des " féodalités irrespectueuses de la loi ", aggrave les " distorsions entre les territoires ", crée " des doublons et des gaspillages ". Ajoutant que la décentralisation " ce n'est pas le bazar ! ", et " ce n'est pas une grande braderie qui laisserait la République en morceaux " , Jean-Louis Debré ne cachait pas ses craintes de voir chacun se sentir " autorisé à bâtir sa petite république sur son propre territoire ".
Les conflits de compétences entre les collectivités et l'Etat, ainsi qu'entre les différentes collectivités, nécessiteront tôt ou tard la constitution de " Cours d'arbitrage ". Comment imaginer dans ce cadre de fonctionnement une meilleure utilisation des moyens ?
Les racines du débat actuel remontent à la Révolution de 1789 ; Jacobins et Girondins s'affrontent sur la nature de la décentralisation administrative à mettre en place. Déjà, dès novembre 1789, Thouret, partisan d'un découpage géométrique de la France en rupture complète avec les anciennes provinces, s'oppose à Mirabeau, plus soucieux de respecter l'héritage historique des provinces. Le département est alors créé comme une division du territoire et non comme une nouvelle collectivité. Il s'agit de ne pas créer " des corps administratifs assez forts pour manquer impunément de soumission à la Législative ".
Après la Deuxième Guerre Mondiale, l'idée régionale réapparaît sous une nouvelle forme, dès les années cinquante, essentiellement dans des milieux politiques de droite et d'extrême droite, où commence à prendre corps la notion d'Europe Fédérale des Régions.
Après mai 1968, c'est De Gaulle lui-même qui s'empare de l'idée de régionalisation. Face à la concentration du contre-pouvoir de 1968, il s'agit de créer une organisation politique de la France qui interdise le retour d'un tel mouvement. Cette idée réapparaît clairement aujourd'hui. Il s'agit de diluer les pouvoirs dans la décentralisation, pour déconcentrer les mouvements de contestation.
Mais, De Gaulle chute en 1969 : les Français votent majoritairement " non " au référendum ( la droite elle-même est divisée sur l'avenir de la cohésion nationale).
L'idée fait toutefois son chemin. Pour exemple, au début des années soixante-dix, Olivier Giscard d'Estaing dresse la feuille de route pour l'avenir de l'Education : régionalisation, autonomie des établissements, privatisation ! La loi Edgard Faure avait déjà largement inauguré cette voie en promulguant l'autonomie des Universités.
1981 et 2003 sont les étapes décisives et indissociables des lois de décentralisation. Dans les deux cas elles ont été votées sans large débat. Comment pourrait-on admettre alors qu'elles s'inscrivent dans un mouvement démocratique ?
Dans la réalité, ce qui est en jeu, c'est la constitution d'une Europe dont la nature est encore hésitante, mais que beaucoup envisage plutôt fédérale ; d'où l'importance d'aligner l'organisation politique de la France sur celle d'autres pays européens comme l'Allemagne.
Le désengagement des Etats-nations s'inscrit bien dans une telle perspective. Les régions françaises créées sur la base des départements, et déjà jugées trop petites, pourraient se reconstituer, grâce aux référendums locaux qui entérineraient pour un temps le fusionnement de collectivités territoriales entre elles ou leur détachement ; des régions appartenant aujourd'hui à deux Etats-nations pourraient également s'unifier.
Le mouvement de décentralisation politique engagée en France est bien au service de la constitution d'une Europe libérale, qui ne manquera pas d'attiser les rivalités régionales à l'échelle internationale rendant même cette Europe impossible. Luc Ferry ne propose-t-il pas dans son projet de réforme des universités de créer des entités aptes à concurrencer la suprématie des Etats-Unis ?
La révision de la Constitution de la Vème République est bien plus qu'une simple modification. Elle instaure une VIème République préparant la Constitution Européenne.
Loin d'améliorer l'adaptation du service public aux conditions concrètes, le transfert des personnels non-enseignants aux collectivités locales entraînera au contraire des conflits de compétences entre les représentants de l'Etat, chefs d'établissement ou du service d'intendance, et les collectivités locales, jusqu'à ce que les personnels enseignants eux-mêmes soient transférés à ces mêmes collectivités. Il s'agit donc bien d'une première étape vers la disparition de l'Education Nationale.
Il s'agit en outre de s'attaquer aux services publics, dits " à la française ". En réalité, le système éducatif français est plus qu'un service public. L'école française est une institution, et il existe un lien organique entre la citoyenneté française et cette institution.
Le désengagement de l'Etat doit être perçu comme une désinstitutionnalisation de l'Etat, entraînant une désaffiliation institutionnelle des individus.
Le système éducatif français n'est pas un simple prestataire de service. Une telle institution politique ne peut mettre à disposition des biens sans disparaître. Or, les mesures de décentralisation ouvrent bien la voie de l'insertion des services publics dans une sphère marchande mondialisée. C'est leur privatisation qui est visée.
L'AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services), dont l'application est prévue dès 2005, prévoit d'ores déjà de soumettre les " services " de l'Enseignement Supérieur aux règles de l'OMC.
En quelques semaines, le mouvement contre les mesures de décentralisation des personnels non-enseignants de l'Education Nationale a permis, dans de larges couches de la population française, une prise de conscience élevée concernant la véritable nature des lois de décentralisation instituées progressivement depuis 1981.
Décentralisation et démocratie ne sont pas synonymes.
Il s'agit bien d'un débat et d'un combat de société permanents qui touchent en France aussi bien le mouvement politique de gauche, que celui de droite.
Les personnels de l'Education Nationale, conscients de l'importance de l'enjeu, ont su clairement se positionner.
Décentralisation et démocratie
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Plan
1. La décentralisation rapproche-t-elle l'administration du citoyen ?
2. La décentralisation permet-elle un meilleure utilisation des moyens ?
3. La décentralisation démocratise-t-elle l'organisation politique de la France ?
4. La décentralisation permet-elle d'adapter le service public aux réalités locales ?
Décentralisation et démocratie
Publié le : 12/09/2003