Mensuel n°589 : entretien avec Cédric Villani

Publié le : 16/11/2010


Cédric Villani

Le mathématicien, récent lauréat de la médaille Fields, s'exprime pour nos lecteurs, un échange sans tabou

Pour des raisons techniques, dans le mensuel n°589, nous avons été
obligé de raccourcir la réponse à la première question. Vous trouverez
ici l'intégrale de l'entretien

La prestigieuse médaille Fields vient de vous être attribuée. Pouvez-vous, pour des non spécialistes, donner une idée des avancées scientifiques contenues dans vos travaux ?

 

Le comité Fields a plus particulièrement mis en avant mes travaux en théorie cinétique, qui est l'étude statistique des gaz et de leurs cousins, les plasmas (gaz ionises, c'est a dire dans lesquels on a sépare des électrons des noyaux) et les galaxies. Cela peut sembler étrange qu'un gaz soit régi par les mêmes équations qu'une galaxie, mais comme j'aime bien rappeler, une galaxie c'est en gros un million de millions d'étoiles, a l'échelle de la galaxie une étoile est comme un atome a l'échelle d'un gaz dans une pièce. En théorie cinétique, on ne cherche pas a garder la trace de toutes les positions et vitesses des atomes, mais a étudier leur profil statistique de positions et de vitesses: quelle est la proportion de particules lentes, de particules rapides, etc.

Un des résultats majeurs de la théorie cinétique est le théorème de Boltzmann : l'entropie d'un gaz isole ne peut qu'augmenter. En d'autres termes, le désordre moléculaire augmente, la quantité d'information diminue. Imaginez par exemple que vous partiez d'un état très ordonné ou toutes les vitesses des particules ne prennent que deux vitesses : au bout d'un certain temps, les particules auront toutes sortes de vitesses, ce sera beaucoup plus désordonné. Avec mes collaborateurs, j'ai mis au point des méthodes mathématiques permettant d'estimer la croissance de l'entropie.
Dans un travail plus ressent, j'ai étudié l'amortissement Landau, un phénomène physique découvert par le physicien Lev Landau dans les années 1940, controverse et célèbre car il est plutôt paradoxal : sous certaines hypothèses, il prédit un comportement irréversible dans un plasma (ou une galaxie) alors que les équations qui gouvernent ces phénomènes sont réversibles, c'est-à-dire qu'elles restent inchangées si on renverse (par la pensée...) le sens, d'écoulement du temps. Tout le monde savait depuis Landau que les équations simplifiées, dites linéarisées, étaient soumises a l'amortissement Landau, mais quant a savoir si les équations originelles, non linéaires, le vérifiaient aussi, c'était une autre affaire... c'était un sujet controverse depuis 50 ans, sur lequel les physiciens ne pouvaient répondre : trop subtil, trop délicat. Seul un raisonnement mathématique très précis pouvait apporter la solution, et c'est ce que j'ai pu faire avec mon  collaborateur (et ancien élève) Clément Mouhot.

En résumé, il s'agit d'étudier finement les propriétés qualitatives des équations qui régissent les gaz et les plasmas, et plus généralement les assemblées de particules. Le sujet dans lequel j'ai été récompensé, la théorie cinétique des gaz, est une spécialité française; mon directeur de thèse Pierre-Louis Lions, s'y était déjà illustre. Mon style mathématique diffère du sien, mais l'influence est quand même visible. Parmi mes autres mentors, il y a deux français : Yann Brenier (maintenant professeur a Nice), spécialiste de transport optimal et de mécanique des fluides, et Michel Ledoux, probabiliste toulousain.

Donnez-vous un sens à « École française de mathématiques » ? Si modèle il y a, relèverait-il d'une logique de réseau (on pense à l'implantation bien distribuée en France des UMR de mathématiques) ou d'une logique de pôle(s) ?

Je pense que le mot « École française de mathématique» a bien un sens, même si la mathématique est internationale et ne connaît pas de frontières. Il y a une tradition qui se transmet, de maître à élève, à travers les séminaires, à travers un certain goût. Mon traitement de certaines questions, ma façon d'abstraire certains problèmes, relève clairement d'une esthétique française.
Le modèle de réseau comme celui des pôles ont tous deux leurs limites. La stratégie optimale est, je pense, intermédiaire. Il est important d'avoir une bonne distribution à travers la France. Mais pour qu'un laboratoire tourne bien et soit profitable à tous, il faut qu'on y trouve une bonne diversité thématique, et en même temps sur chaque grand sujet une concentration suffisante. Je pense que ce
schéma se trouve dans un certain nombre d'universités actuellement et c'est une bonne raison pour aller vers un plus grand regroupement.
Je pense (et je suis désolé si je choque certains lecteurs) qu'il y a trop d'universités en France actuellement, du moins trop d'universités généralistes.
Évidemment, il ne s'agit pas de fermer ou de fusionner brutalement, sinon on se retrouve face à des situations humaines douloureuses, mais donner l'impulsion me semble raisonnable. Le modèle très dispersé que nous avons actuellement serait viable s'il y avait afflux d'étudiants, mais nous n'avons aucune raison de penser que cette situation reviendra à court ou moyen terme.
Je pense donc qu'un modèle plus concentré apporte de meilleurs résultats pour les étudiants et pour une utilisation efficace des budgets. Voilà de bonnes raisons à pousser au regroupement, il y en a aussi de mauvaises que tout le monde connaît : le classement de Shanghai et autres billevesées.

Quel regard portez-vous sur l'enseignement supérieur en France : Université/ Écoles, système des classes préparatoires, course actuelle aux fusions d'établissements?

L'enseignement supérieur français est riche et complexe, c'est sa force et sa faiblesse. La dualité Université/Écoles est à la base de bien des maux (appauvrissement des universités en étudiants brillants), mais elle a aussi donné des résultats bénéfiques spectaculaires. Si la France a de si bons résultats en mathématiques, c'est en grande partie grâce aux classes préparatoires et aux ENS,
également grâce au CNRS.
Pour autant, je reste persuadé que l'Université est l'acteur principal de l'enseignement supérieur. La dualité Université/Écoles doit à mon avis être préservée, elle est source de diversité ; ce qui n'empêche pas d'introduire des filières sélectives au sein de l'université, ou du tutorat plus poussé.
Les élèves ingénieurs devraient être beaucoup plus systématiquement initiés à la recherche, la thèse devrait être le diplôme de référence. Évidemment, cela doit aller de pair avec un recrutement plus important des thésards par les entreprises.
En ce qui concerne les universités, je suis un fervent partisan de l'autonomie. C'est un processus pour lequel il est important de trouver des structures qui puissent prendre les décisions de manière efficace et juste. Et une fois que cela sera fait, l'ensemble du système gagnera en souplesse et en efficacité.
Le CNRS mérite une mention spéciale. Les postes de recherche à temps plein devraient être réservés aux jeunes en début de carrière, ou à ceux qui ont par ailleurs des charges administratives importantes. Mais l'action nationale du CNRS me semble très importante. Le CNRS apporte un label de qualité, un lien entre tous les laboratoires.
Toute évolution doit s'appuyer sur le CNRS et lui garder une place importante, sans remettre en cause la montée en puissance des souverainetés.
Je pense qu'une tendance à la fusion est une bonne chose mais ce sont des opérations complexes, qui demandent de longues années de réflexion. Je ne crois guère aux fusions virtuelles, ou aux rapprochements de type PRES. Les étudiants ne vont pas de gaieté de cœur faire des allers-retours entre deux sites distincts. Dans l'ensemble, une université doit correspondre à un campus. Ce qui doit primer ce n'est pas l'affichage vers l'extérieur, mais la bonne gestion, et l'attractivité pour les étudiants.
De manière générale, l'administration universitaire souffre de règles trop nombreuses, trop complexes, de prises de décision trop lentes. Nous avons probablement à apprendre des entreprises de ce point de vue. Bien sûr, la réussite d'une université ne se mesure pas aux bénéfices qu'elle dégage, ni à sa place dans un classement...
Inversement, les entreprises ont certainement beaucoup à apprendre du monde universitaire et des méthodes de travail des chercheurs. Je suis très favorable à un rapprochement de la culture d'entreprise et de celle du monde scientifique, tant que l'on est attentif à préserver l'indépendance complète de la recherche. L'ouverture fait du bien à tout le monde.

Vous êtes depuis peu à la tête de l'IHP, qui accueille des chercheurs venus de tous les horizons. Si les budgets à ces fins progressent, les conditions administratives pour la venue de collègues ou étudiants étrangers sont-elles satisfaisantes ?

Le budget de l'IHP a sensiblement augmenté depuis l'an dernier avec la création de l'Institut de Mathématiques. Je m'en réjouis et, sans cette augmentation, je n'aurais eu aucune marge pour mener une politique d'investissements ou pour améliorer les conditions de nos programmes d'invitation.
Pour autant, nous sommes toujours loin du standard international, surtout au regard des concurrents américains. J'espère bien obtenir de nouvelles augmentations de budget. Les conditions administratives pour la venue des étrangers sont tatillonnes et bourrées de chausse-trappes. Certes l'essentiel des visiteurs sont des chercheurs confirmés, ils échappent aux persécutions de l'administration envers les docteurs étrangers, qui sont bien plus graves et absolument indignes d'un pays qui se veut accueillant. Lisez les témoignages recueillis par la CJC (http://cjc.jeuneschercheurs. org/) ils sont atterrants. Pour attirer les étrangers en France, inutile de dépenser des millions en réorganisation ou en communication, il suffit de commencer par assouplir les conditions de séjour des étudiants étrangers.
Au passage les conditions matérielles à l'IHP ne sont pas optimales non plus : pas de logement pour les invités, manque de bureaux qui aboutit à des tensions considérables. Là aussi, j'espère bien pouvoir faire des progrès. ?

Propos recueillis par Jean Fabbri