L'école au centre des rapports de classe

Publié le : 15/05/2012


L'école au centre des rapports de classe

par Bertrand Geay, professeur à l'université de Picardie(1)

L'autonomie relative des hiérarchies scolaires à l'égard du capital économique contribue à dissimuler la nature des processus sociaux qui traversent l'école.
Dévoiler ces mécanismes, c'est contribuer à l'élaboration d'une pédagogie rationnelle.

Les travaux sur l'éducation que conduisent Bourdieu et son équipe à partir des années 1960 sont à l'origine d'un renouvellement scientifique d'ampleur. Les phénomènes scolaires y sont passés au crible d'une science critique désormais armée de techniques statistiques avancées. Contre les préjugés favorables ou défavorables à la démocratisation (on est alors en plein débat sur la construction de l'École unique), il s'agit d'abord de mesurer rigoureusement les inégalités. Mais il s'agit aussi de rendre compte des croyances scolaires elles-mêmes et de les intégrer à une théorie de la place de l'école dans les processus de reproduction des rapports de classe. La sociologie des croyances de Weber est en cela aussi utile que celle des rapports école-société de Durkheim ou que celle de la reproduction des classes de Marx.

Pour appréhender Bourdieu, et en particulier ses travaux sur l'éducation, il faut se déprendre de tout ce qui circule sous la forme de digests mal digérés. En effet, l'impact de cet auteur a été tel sur la production ultérieure et a été à l'origine de tant de polémiques qu'il est souvent commode de le simplifier à outrance et de faire de ses travaux un montage théorique parmi d'autres. Essayons malgré tout de donner quelques repères.

Capital économique et capital culturel

Toute une série de phénomènes est analysée dès les premiers travaux, selon une double exigence empirique et théorique. Il est ainsi statistiquement
établi que les ressources culturelles plus que les ressources économiques des familles ont un rôle actif dans la reproduction des inégalités scolaires. Ainsi les inégalités observées dans les niveaux supérieurs du système d'enseignement résultent de l'accumulation des processus de sélection et d'intériorisation produits par les premières étapes de la scolarisation. Des études plus qualitatives (observations, documents) montrent à la fois que les hiérarchies
scolaires sont un système de classement (elles classent les individus, structurent l'univers scolaire et organisent notre perception de la réalité) et qu'elles sont relativement autonomes à l'égard des hiérarchies socioéconomiques. Ce dernier ensemble d'analyses a des conséquences politico-scientifiques non négligeables. En effet, ce qui se joue à l'école ne peut de ce fait être réduit à « l'influence de la société globale » ; il y a dans une certaine mesure une place pour la méritocratie scolaire et plus largement pour des variations historiques des rapports entre école et société. Mais, en retour, ce phénomène
d'autonomie relative de l'univers scolaire contribue à dissimuler la nature des processus sociaux qui traversent l'école. Il est donc au principe de la violence singulière qu'exerce l'institution scolaire sur ceux qui s'en sont remis à elle sans disposer des armes de la réussite scolaire. Le rôle de la science sociale est d'abord de rendre visibles ces mécanismes et de contribuer ainsi à l'élaboration d'une pédagogie rationnelle.
La publication des Héritiers(2), de « Système d'enseignement et système de pensée »(3), et de La Reproduction(4) marque le départ de tout un ensemble de recherches. Les transformations historiques des processus de reproduction sont en particulier abordées dans La Distinction(5), à travers un tableau général des rapports à la reproduction qui caractérisent les différentes fractions de classe. Elles seront de nouveau étudiées au début des années 1990, à l'occasion de l'enquête collective consacrée à la souffrance sociale et publiée sous le titre La misère du monde(6). L'analyse de « l'inconscient scolaire
» est reprise dans Leçon sur la leçon(7), transcription du cours inaugural de Bourdieu au Collège de France, et Homo Academicus( 8), où celui-ci objective l'espace des relations qu'entretiennent entre eux les universitaires. Les rapports entre le système d'enseignement, l'État et la production des « élites » dirigeantes sont objectivés, avec force études ethnographiques et statistiques, dans La Noblesse d'État (9), symboliquement publiée en 1989, année du bicentenaire de la Révolution.
La postérité des analyses de Bourdieu sur l'éducation, leur prolongement et leur actualisation sont toutefois beaucoup plus  larges. Pour s'en tenir à la France, il faudrait citer ici les travaux réalisés par des auteurs tels que Combessie, Merllié, de Saint-Martin, Grignon, Briand, Chapoulie, Beaud, Broccolichi,
Soullié, Poupeau, Lahire, Garcia, etc. et aujourd'hui par toute une génération de jeunes chercheurs qui s'intéressent aux politiques scolaires, aux processus d'étiquetage, aux parcours d'études et à tant d'autres sujets.

1. A récemment publié : « Les néo-enseignants face à l'utilitarisme », Actes de la recherche en sciences sociales, 184, 2010, et La protestation étudiante. Le mouvement étudiant du printemps 2006 (dir.), Raisons d'agir, 2009.
2. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les héritiers, Paris, 1964.
3. P. Bourdieu, « Système d'enseignement et système de pensée », Revue internationale des sciences sociales, 19/3, p. 367-409.
4. Id. et J.-C. Passeron, La reproduction. Eléments pour une théorie du système d'enseignement, Paris, 1970.
5. P. Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, 1979.
6. P. Bourdieu, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
7. P. Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982.
8. P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984.
9. P. Bourdieu, La noblesse d'Etat. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989.