L'ANR, ou le gaspillage des deniers publics et l'affaiblissement de la recherche publique

Publié le : 21/05/2012


Contribution en vue du congrès d'étude 2012 du SNESUP-FSU

par Claire Bornais,
secrétaire nationale du SNESUP, tendance École Émancipée-Pour un syndicalisme offensif

L'ANR, ou le gaspillage des deniers publics et l'affaiblissement de la recherche publique

Parmi les questions transversales à discuter dans les commissions du congrès d'études 2012 du SNESUP, il est prévu d'aborder les questions budgétaires. Celles-ci pouvant difficilement échapper à des considérations chiffrées, et fort techniques parfois, je soumets donc aux discussions des délégués au congrès les quelques éléments chiffrés suivants, qui m'ont été communiqués en ma qualité de militante SNESUP par un collègue sympathisant de Lille1. Tenant compte de la tendance actuelle à vouloir tout traiter avec des indicateurs de performance, ce dernier a souhaité pouvoir traduire par quelques chiffres marquants le sentiment qu'il éprouve, comme tous les collègues enseignants-chercheurs, de voir sa mission de recherche se transformer en celle de « chercheur d'or »... Il m'a fait part du résultat sur le coût moyen minimal pour l'État des appels à projets ANR, auquel il est arrivé en calculant à partir des chiffres officiels qu'il a trouvés sur le site de l'ANR pour l'année 2010
(http://www.agence-nationale-recherche.fr/fileadmin/user_upload/documents/2011/ANR-Rapport-annuel-2010.pdf).

Il apparaît que, pour la seule année 2010, 6390 projets ont été soumis à l'ANR, et 1373 projets ont reçu un financement, pour un budget de 629 millions d'euro de financement à distribuer.

L'ANR indique également dans ce document que le temps moyen de préparation des projets est de 83 jours. Le collègue a considéré cela comme équivalent à 3 mois seulement de travail d'un enseignant-chercheur uniquement consacré à l'écriture d'un projet : autrement dit, il part déjà du principe que les enseignants-chercheurs ont un temps de travail nettement supérieur à la normale lorsqu'ils rédigent des projets, et y consacrent tous leurs samedi et certains dimanches, car dans trois mois, il y a environ 90 jours, et 83 jours ouvrés représentent déjà plus de 18 semaines de 5 jours de travail, soit un peu plus de 4 mois déjà...
En raisonnant en terme de « coût salarial complet » pour l'État employeur, selon les critères à la mode en matière de « pilotage de masse salariale » dans nos établissements au régime RCE, c'est à dire avec un coût moyen d'environ 6000 euro (salaire+charges) pour un maître de conférences, la rédaction des 6390 projets déposés en 2010 a donc coûté au minimum 6390*6000*3=115M d'euro environ en moyenne selon les hypothèses de notre collègue.
Si on s'en tient à un temps de travail « normal » de 4 mois, le calcul donne alors environ 153,4M d'euro.

Ne disposant pas des données sur le temps d'étude des dossiers de demande de financement par les experts de l'ANR, ni des rémunérations complémentaires éventuelles que perçoivent ces derniers pour cette tâche, notre collègue n'a pas été en mesure de chiffrer le coût induit par le travail de répartition des 629M d'euro de crédits ANR...
On ne compte pas non plus le coût matériel associé aux milliers de dossiers déposés (consommables, fluides, usure du matériel, etc.)

Ce calcul nous donne donc un coût moyen très sous-estimé de l'attribution des crédits ANR pour 2010. Comme seuls 21,5% en moyenne des dossiers déposé ont obtenu un financement, 78,5% de cette « masse salariale » ont été consacrés en pure perte à la répartition des crédits par financement sur projet ANR.

Quand on lie cela au fait que les crédits de l'ANR sont dégagés essentiellement par la diminution du financement récurrent des laboratoires, on ne peut s'empêcher de conclure qu'il s'agit là d'un véritable gaspillage des deniers publics qui a été organisé depuis 2006 et la création de l'ANR.

D'autre part, il n'y a pas que l'argent qui est perdu dans ce fonctionnement. En effet, pendant la rédaction d'un dossier de demande de financement, les collègues ne peuvent faire avancer leurs travaux de recherche, et le retard pris sur la production des nouvelles connaissances ne peut se ramener à un montant monétaire...
Si on raisonne simplement en termes de temps consacré à l'écriture des projets, la rédaction des projets ANR en 2010 a nécessité 3*6390= 19170 mois de travail en moyenne (ou 4*6390= 25560, selon ce qu'on adopte comme référence). Si on calcule avec 11 mois de travail sur une année, pour faire simple, on aboutit à 1742 (= 19170/11 approximativement) emplois de chercheurs à temps plein consacrés à l'écriture des projets ANR (et à 2324 avec 4 mois de travail en moyenne par projet), au lieu d'être dédiés à la recherche comme ils le devraient.
On a donc avec ce système un affaiblissement certain du potentiel de recherche des établissements.

De surcroît, le « coût humain » de ce système de financement sur projet est insupportable, et notre syndicat doit le dénoncer avec vigueur.
En l'absence de postes de fonctionnaires en nombre suffisant, les crédits obtenus sur les projets ANR servent à financer des emplois en CDD, sur le temps de financement imparti au projet, et sans possibilité de se projeter dans l'avenir, faute de garantie d'obtenir encore les financements nécessaires par la suite. Cela entraîne donc une explosion de la précarité, pour les jeunes docteurs comme pour nombre de personnels techniques et administratifs indispensables au fonctionnement de la recherche, qui crée des situations humaines intolérables, et contribue encore à affaiblir la recherche. En effet, la complexité des notions, outils, structures administratives, etc., liées à un projet de recherche nécessite de former les personnels contractuels, et il revient donc aux personnels permanents de le faire. Si les personnels précaires recrutés sur des financements ANR successifs d'une même équipe de recherche changent à chaque fois, alors le recrutement et la formation sont à refaire à chaque fois aussi, ce qui constitue là encore une perte de temps à consacrer à la recherche. Et si les personnels précaires sont toujours les mêmes, reconduits à l'aide de contrats différents par des tours de passe-passe administratifs permettant de contourner les lois sur la précarité dans la fonction publique, il s'agit là d'une exploitation institutionnelle entraînant des situations personnelles difficiles à vivre pour les intéressés : périodes d'interruption de paiement, salaires bien inférieurs à ceux des personnels titulaires, avec parfois des temps partiels subis, difficultés d'accès au logement locatif, aux crédits bancaires, droits restreints, et même parfois pressions morales exercées par des collègues titulaires obnubilés par les indicateurs de performance de leur laboratoire et inconscients des difficultés rencontrées par les contractuels...

Le SNESUP a bien analysé que la mise en place de l'ANR et sa montée en puissance au détriment des crédits récurrents des laboratoires ne constituent pas une amélioration de l'utilisation des deniers publics, mais un outil de pilotage renforcé de la recherche, qui se fait finalement au détriment de la création des connaissances, et notre organisation porte les revendications de suppression de l'ANR, de renforcement des crédits récurrents de laboratoires, et de création de postes statutaires. Cette contribution ne vise qu'à essayer de fournir quelques éléments supplémentaires pour les étayer, si nécessaire, afin de convaincre notre nouvelle ministre du bien-fondé de cette revendication, de l'urgence de rendre à nos collègues du temps pour la recherche, et de redonner aux jeunes des perspectives d'avenir.