Un si joli mois de mai à Paris... Contribution de Jean Malifaud

Publié le : 20/06/2018

Un si joli mois de mai à Paris...

 

1/ Ces dix jours (et un peu plus) qui ébranlèrent ton monde.

 

Ce matin du lundi 6 mai, l’institut Henri Poincaré est en proie à une agitation inhabituelle. Comme respirant l’écho de cette toute nouvelle effervescence manifestée trois jours plus tôt dans la cour de la Sorbonne avant d’éclater dans le quartier latin. L’amphi Hermite abrite une Assemblée générale –  la première de ce mois de mai qui commence – des personnels de la faculté des sciences de Paris, département de math. Tu y retrouves un bon nombre des enseignants dont tu as suivi les cours quand tu étais étudiant, notamment tous les logiciens. 

Le débat est animé. Le vendredi 3 mai, après l’intervention policière, l’arrestation des étudiants qui tenaient réunion dans la cour de la Sorbonne, de ce fait occupée, après les affrontements qui ont suivi dans le quartier latin, le BN du SNESup a lancé un appel à la grève. Il s’agit dans cette AG de relayer cet appel et de rendre la grève effective. Une partie du SNESup s’y refuse. Les raisons invoquées – la fin d’année, l’intérêt des étudiants (?), les provocations (surtout ne pas tomber dedans, camarades) – ne te semblent pas convaincantes. C’est l’occasion de prendre ta carte du SNESup. Curieusement, personne ne t’a encore sollicité pour cet acte indispensable. Parce qu’étant ipésien les années précédentes, tu étais entre UNEF et SNES ? Sitôt fait, tu votes avec allant pour la grève illimitée... qui sera largement majoritaire !

Manif l’après midi boulevard St Germain. Sans trop s’attarder : c’est l’anniversaire de ton ainée... 

Rebelote mercredi au Luco, sans heurts cette fois. Tu es dans une portion de manif résolument anarchiste et il te semble que le verbe est plus haut que le geste. Tu commences à prendre tes marques dans la galaxie gauchiste entre l’AJS qui dénonce le jardinage boulevard St Michel, les maos brandisseurs du livre rouge et la JCR qui ouvre le lendemain, jeudi 9 mai, son meeting à la Mutu pour l’ensemble du mouvement.

Le vendredi 10 mai, tu es rue Gay Lussac. Une pensée pour Enjolras. Réfugié dans un immeuble, tu échappes à la rafle. Peur mais pas pris.

Le lundi 13, la marée humaine – un fort coefficient, 119 ? – fera basculer bientôt dix millions de personnes dans la grève. C’est ta seconde manif de masse, après celle de février 62 : ton bahut avait débrayé pour accompagner les victimes de Charonne tombées pour avoir manifesté contre l’OAS. 

Dans la Sorbonne ré-ouverte et aussitôt occupée, tous les jours la JCR tient meeting en l’amphi Richelieu. Une école de formation politique marxiste accélérée. Tu en profites sauvagement. Tombé dans le chaudron, tu y resteras... Et aussi, bien sûr, au SNESup. Pour que vive un mouvement social et politique !

 

2/ Quelques éléments pour le débat.

 

Il faut d’abord, bien sûr, comprendre les caractéristiques, la profondeur de ce mouvement tant dans sa composante universitaire que pour l’ensemble de la société dans l’objectif de sa transformation.

Il y a ensuite une question plus délicate : jusqu’où ce mouvement pouvait-il aller ?

Il devrait être possible de s’accorder sur quelques traits :

 

L’ampleur du mouvement gréviste témoigne d’un mouvement en profondeur dans la classe exploitée. Après le coup d’état de 58, ce mouvement restitue des rapports de force qui perdureront au moins jusqu’en 95. Il provoque le départ – différé de quelques mois – du Général... mais ne sonne pas la fin de la Vème république.

La défaite électorale de juin 68 n’invalide pas cette appréciation : à partir du moment où le mouvement s’avérait impuissant à dégager une issue politique pour remplacer le pouvoir en place – une « révolution de février » en quelque sorte – et du fait de l’arrêt du mouvement gréviste que provoque (non sans quelques réactions de colère !) l’annonce de la consultation électorale, son issue est inscrite.

Pour reprendre une terminologie ancienne : quand ceux d’en bas ne veulent plus [subir] et ceux d’en haut ne peuvent plus [exercer le pouvoir]... Qu’en est-il en mai ? La vigueur de la grève témoigne de la volonté d’en bas. Cependant les expériences de reprise autogérée de l’activité pour le compte des grévistes restent limitées. Ce sera pour plus tard : Lip en 73... De l’autre côté, un certain mouvement de panique dans les ministères est avéré (au moins dans le moment de disparition du Général). C’est assurément plaisant ! Mais exception faite d’un début d’incendie devant la Bourse le 24 mai, les manifestants sont passé devant les ministères vides sans songer à s’en emparer... De fait, c’est bien faute d’une contre-offensive politique que ceux d’en haut ont pu se ressaisir. 

On peut prendre ce débat sur un autre plan : quel fut le résultat de cet immense mouvement social ? Une augmentation conséquente des salaires et de nouveaux droits syndicaux dans les entreprises. Certainement important ! Mais rien d’équivalent avec ce qui fut obtenu en juin 36 avec les congés payés, en terme qualitatif, pour que la vie de millions de salariés soit différente... Par exemple, pourquoi pas de remise en cause des ordonnances de l’automne 67 sur la sécurité sociale, ordonnances qui avaient suscité un fort mouvement de contestation, certainement annonciateur et préparant la grève de mai ? Il n’est pas étonnant que ce résultat des accords de Grenelle fut chahuté par les grévistes de Renault. Ce qui l’est plus, c’est qu’ils aient été avalisés par la représentation syndicale et ainsi présentés aux grévistes !

 

Pour ce qui est de l’université, nous avons eu des appréciations différentes de la loi Faure et de la prétendue cogestion qu’elle impliquait. Il est toujours loisible d’y revenir. Mais nous pouvons nous accorder sur le fait que mai 68 a permis que nos universités deviennent fréquentables, que le rapport de force permette de rejeter l’essentiel des coups bas que les pouvoirs entendaient lui asséner... et ce jusqu’à l’avènement d’Allègre qui a commencé à soumettre la recherche à des contrats avec le privé via des agences. Bien sûr, après lui, la droite sut redoubler d’agression et ce qu’on croyait à gauche continua... jusqu’à la situation de dégradation totale qui se profile !

Jean Malifaud (51 cotisations au SNESup)