Un si joli mois de mai à Paris...
1/ Ces dix jours (et un peu plus) qui ébranlèrent ton monde.
Ce matin du lundi 6 mai, linstitut Henri Poincaré est en proie à une agitation inhabituelle. Comme respirant lécho de cette toute nouvelle effervescence manifestée trois jours plus tôt dans la cour de la Sorbonne avant déclater dans le quartier latin. Lamphi Hermite abrite une Assemblée générale la première de ce mois de mai qui commence des personnels de la faculté des sciences de Paris, département de math. Tu y retrouves un bon nombre des enseignants dont tu as suivi les cours quand tu étais étudiant, notamment tous les logiciens.
Le débat est animé. Le vendredi 3 mai, après lintervention policière, larrestation des étudiants qui tenaient réunion dans la cour de la Sorbonne, de ce fait occupée, après les affrontements qui ont suivi dans le quartier latin, le BN du SNESup a lancé un appel à la grève. Il sagit dans cette AG de relayer cet appel et de rendre la grève effective. Une partie du SNESup sy refuse. Les raisons invoquées la fin dannée, lintérêt des étudiants (?), les provocations (surtout ne pas tomber dedans, camarades) ne te semblent pas convaincantes. Cest loccasion de prendre ta carte du SNESup. Curieusement, personne ne ta encore sollicité pour cet acte indispensable. Parce quétant ipésien les années précédentes, tu étais entre UNEF et SNES ? Sitôt fait, tu votes avec allant pour la grève illimitée... qui sera largement majoritaire !
Manif laprès midi boulevard St Germain. Sans trop sattarder : cest lanniversaire de ton ainée...
Rebelote mercredi au Luco, sans heurts cette fois. Tu es dans une portion de manif résolument anarchiste et il te semble que le verbe est plus haut que le geste. Tu commences à prendre tes marques dans la galaxie gauchiste entre lAJS qui dénonce le jardinage boulevard St Michel, les maos brandisseurs du livre rouge et la JCR qui ouvre le lendemain, jeudi 9 mai, son meeting à la Mutu pour lensemble du mouvement.
Le vendredi 10 mai, tu es rue Gay Lussac. Une pensée pour Enjolras. Réfugié dans un immeuble, tu échappes à la rafle. Peur mais pas pris.
Le lundi 13, la marée humaine un fort coefficient, 119 ? fera basculer bientôt dix millions de personnes dans la grève. Cest ta seconde manif de masse, après celle de février 62 : ton bahut avait débrayé pour accompagner les victimes de Charonne tombées pour avoir manifesté contre lOAS.
Dans la Sorbonne ré-ouverte et aussitôt occupée, tous les jours la JCR tient meeting en lamphi Richelieu. Une école de formation politique marxiste accélérée. Tu en profites sauvagement. Tombé dans le chaudron, tu y resteras... Et aussi, bien sûr, au SNESup. Pour que vive un mouvement social et politique !
2/ Quelques éléments pour le débat.
Il faut dabord, bien sûr, comprendre les caractéristiques, la profondeur de ce mouvement tant dans sa composante universitaire que pour lensemble de la société dans lobjectif de sa transformation.
Il y a ensuite une question plus délicate : jusquoù ce mouvement pouvait-il aller ?
Il devrait être possible de saccorder sur quelques traits :
Lampleur du mouvement gréviste témoigne dun mouvement en profondeur dans la classe exploitée. Après le coup détat de 58, ce mouvement restitue des rapports de force qui perdureront au moins jusquen 95. Il provoque le départ différé de quelques mois du Général... mais ne sonne pas la fin de la Vème république.
La défaite électorale de juin 68 ninvalide pas cette appréciation : à partir du moment où le mouvement savérait impuissant à dégager une issue politique pour remplacer le pouvoir en place une « révolution de février » en quelque sorte et du fait de larrêt du mouvement gréviste que provoque (non sans quelques réactions de colère !) lannonce de la consultation électorale, son issue est inscrite.
Pour reprendre une terminologie ancienne : quand ceux den bas ne veulent plus [subir] et ceux den haut ne peuvent plus [exercer le pouvoir]... Quen est-il en mai ? La vigueur de la grève témoigne de la volonté den bas. Cependant les expériences de reprise autogérée de lactivité pour le compte des grévistes restent limitées. Ce sera pour plus tard : Lip en 73... De lautre côté, un certain mouvement de panique dans les ministères est avéré (au moins dans le moment de disparition du Général). Cest assurément plaisant ! Mais exception faite dun début dincendie devant la Bourse le 24 mai, les manifestants sont passé devant les ministères vides sans songer à sen emparer... De fait, cest bien faute dune contre-offensive politique que ceux den haut ont pu se ressaisir.
On peut prendre ce débat sur un autre plan : quel fut le résultat de cet immense mouvement social ? Une augmentation conséquente des salaires et de nouveaux droits syndicaux dans les entreprises. Certainement important ! Mais rien déquivalent avec ce qui fut obtenu en juin 36 avec les congés payés, en terme qualitatif, pour que la vie de millions de salariés soit différente... Par exemple, pourquoi pas de remise en cause des ordonnances de lautomne 67 sur la sécurité sociale, ordonnances qui avaient suscité un fort mouvement de contestation, certainement annonciateur et préparant la grève de mai ? Il nest pas étonnant que ce résultat des accords de Grenelle fut chahuté par les grévistes de Renault. Ce qui lest plus, cest quils aient été avalisés par la représentation syndicale et ainsi présentés aux grévistes !
Pour ce qui est de luniversité, nous avons eu des appréciations différentes de la loi Faure et de la prétendue cogestion quelle impliquait. Il est toujours loisible dy revenir. Mais nous pouvons nous accorder sur le fait que mai 68 a permis que nos universités deviennent fréquentables, que le rapport de force permette de rejeter lessentiel des coups bas que les pouvoirs entendaient lui asséner... et ce jusquà lavènement dAllègre qui a commencé à soumettre la recherche à des contrats avec le privé via des agences. Bien sûr, après lui, la droite sut redoubler dagression et ce quon croyait à gauche continua... jusquà la situation de dégradation totale qui se profile !
Jean Malifaud (51 cotisations au SNESup)