FMTS
Symposium : « Changement climatique, le rôle des énergies alternatives »
Marc Delepouve
Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)/Laboratoire HT2S ; université de Lille/UFR de mathématiques
Responsable des questions internationales du SNESUP-FSU
Coauteur et coordinateur de Transition énergétique, changement de société(1)
Coauteur de A New Energy to Change Europe(2)
Minsk, 20 septembre 2016
Transition énergétique : quels sont les enjeux ?
Avant toute chose, je précise que mon propos est nourri d’une étroite collaboration avec ma collègue Anne-Frédérique Paul, chercheuse au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), Paris.
Le modèle énergétique actuel, reposant en tout premier lieu sur les énergies fossiles, contribue largement à quatre catégories de problèmes globaux. Tout d’abord les problèmes environnementaux. Ensuite les problèmes sociaux. Puis ceux relatifs aux tensions et conflits. Et enfin, les problèmes relatifs à la perte de souveraineté politique des États-nations.
La transition énergétique doit donc notamment viser à répondre à quatre enjeux globaux :
- Protéger l’environnement.
- Satisfaire les droits sociaux fondamentaux.
- Réduire les tensions et les conflits internationaux et intranationaux.
- Viser la souveraineté politique des nations ou des communautés de nations (comme l’Union européenne).
Cependant, afin de répondre à ces quatre enjeux, il est indispensables de considérer deux enjeux complémentaires :
- Tout d’abord développer la solidarité internationale.
- Ensuite développer la démocratie et opérer une transformation des sociétés humaines
1. Le premier enjeu est la nécessité de protéger l’environnement. En premier lieu le climat. Le changement climatique est scientifiquement avéré. Sa toute première cause est le rejet anthropique massif de gaz à effet de serre. Il y a là une menace majeure pour l’humanité, car le risque d’un emballement est bien réel. Il y a d’abord le méthane stocké en quantités gigantesques sous le permafrost et sous les océans. Aujourd’hui du méthane commence déjà à se libérer de dessous le permafrost. Il est impossible de savoir en quelle quantité ce méthane fuira vers l’atmosphère au cours du XXIe siècle. Nous avons là un premier risque d’emballement. Il y a ensuite le système nuageux, dont la science ne permet pas encore à ce jour de savoir si son évolution consécutive au changement climatique aura un effet amplifiant le réchauffement climatique (version la plus probable) ou si au contraire cette évolution ralentira le changement du climat. Nous avons là un second risque d’emballement. Il y a enfin le vivant, qui évolue de façon très rapide, y compris dans les océans, à cause du changement climatique et plus généralement à cause de la crise environnementale. Or, l’histoire de la terre montre que lorsque le climat évolue et lorsque la composition chimique de l’atmosphère ou des océans change, le vivant donne lieu à des phénomènes émergents inédits, scientifiquement imprévisibles et aux conséquences en retour sur le climat tout aussi imprévisibles. Qu’en sera-t-il durant le XXIe siècle et au-delà ? Le vivant présente donc un troisième risque d’emballement du climat(3). Ces trois risques – méthane, nuages, vivants - peuvent se cumuler et donner lieu à une évolution très rapide du climat. Le système comportant le climat, la composition chimique de l’atmosphère et des océans, et le vivant, ce système est déjà de nos jours dans un état inédit, qui ne ressemble à aucun état antérieur de l’histoire terrestre. L’accélération fulgurante de son évolution due aux activités humaines pose des questions scientifiques extrêmement compliquées. Il est urgent de freiner cette évolution en mettant un terme à la dégradation anthropique de l’environnement en général et en stoppant les émissions anthropiques de gaz à effet de serre en particulier.
Venons à l’énergie. L’utilisation des énergies fossiles est largement responsable des rejets anthropiques de gaz à effet de serre. Ainsi, en Europe, près de 80 % des émissions de gaz à effet de serre sont liées au système énergétique(4). Une transition énergétique mettant fin à l’utilisation des énergies fossiles est donc indispensable et urgente.
L’enjeu environnemental de la transition énergétique ne se limite pas au climat. Il y a aussi la nécessité de réduire la pollution de l’air des villes, en particulier le dioxyde d’azote et les microparticules émises par le transport routier ou le chauffage urbain. Il y a ensuite la nécessité de réduire la production de déchets liés à l’énergie nucléaire, aux piles électriques, aux panneaux solaires, etc. Pour finir, et afin de ne pas être trop long, je citerai la nécessité de mettre un terme aux dommages environnementaux liées aux agrocarburants, notamment la déforestation ou encore la dégradation des sols et des eaux.
2. Le second enjeu de la transition énergétique est de satisfaire les droits sociaux fondamentaux.
Tout d’abord l’alimentation. La production agricole est consommatrice d’énergie. Le transport, la préparation et la conservation des aliments le sont aussi. Distribuer l’énergie, partout, durablement, à un prix abordable, est indispensable à une alimentation saine et suffisante. Aujourd’hui, environ 800 millions de personnes souffrent de sous alimentation, c’est à dire d’une carence en calorie. Plus de 2 milliards souffrent de sous-nutrition, c’est à dire souffrent d’un apport de calories, de vitamines ou de minéraux qui ne suffisent pas à assurer une bonne santé et un bon développement, ce qui touchent les enfants, dans leur présent et dans leur futur vie d’adultes. Ces insuffisances sont fortement liées à la question de l’accès à l’énergie. Enfin, pour conclure au sujet du lien alimentation – énergie, il faut rappeler que la production d’agrocarburant entre en compétition avec l’utilisation de terres pour l’alimentation humaine.
Revenons maintenant à l’ensemble des droits sociaux fondamentaux. En dehors de l’accès à une alimentation, ces droits recouvrent l’accès à l’eau potable, à un système de santé de qualité, à un logement décent, à une éducation de qualité et au transport. L’accès à l’énergie, partout, durablement et à un prix abordable n’est évidemment pas une condition suffisante à la satisfaction de ces droits. Mais c’est une condition nécessaire, absolument nécessaire. Dans nombre de pays, une production d’énergie insuffisante ou peu stable, des prix de l’énergie élevés ou l’existence de zone où l’énergie n’est pas distribuée, constituent des obstacles à la satisfaction des besoins sociaux fondamentaux. En Inde(5), par exemple, seulement 75 % de la population a accès à l’électricité, donc 300 millions de personnes n’y ont pas accès. En Afrique subsaharienne(6), la situation est encore plus marquée, seulement 34 % de la population a accès à l’électricité, 58 % dans les villes et 8 % en zone rurale.
Pour conclure à propos des deux premiers enjeux, environnemental et social, une certaine précision est indispensable à propos des énergies renouvelables. L’objectif ne peut simplement être de remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables, car les énergies dites renouvelables peuvent être dommageables au plan environnemental, sanitaire et social. Il faut donc être plus précis et avoir pour objectif une transition vers un système énergétique de plus en plus positif sur ces différents plans. Aussi, dans l’état actuel des technologies, une généralisation des énergies renouvelables à l’échelle mondiale ne peut être envisagée, d’autant que, outre les dommages environnementaux, sanitaires et sociaux, le plus souvent ces énergies font appel à des matériaux rares si bien que leur généralisation s’accompagnerait d’un coût de production trop élevé. Généraliser partout dans le monde le remplacement des énergies fossiles par des énergies renouvelables demande donc préalablement des avancées techniques pour en baisser le coût de production, pour en réduire les effets néfastes aux plans environnemental, sanitaire et social, et pour mettre au point la substitution de matériaux rares par d’autres matériaux(7). Il est donc indispensable de mettre en place un ambitieux programme international de recherche dans ces domaines.
3. Le troisième enjeu de la transition énergétique est de réduire les tensions et conflits internationaux et intranationaux. Ces tensions et conflits sont, pour une part notable, consécutifs à la répartition non homogène des ressources encore disponibles de pétrole et de gaz. La situation générale du Moyen Orient en est une illustration tragique, cela depuis de nombreuses décennies. Les situations de la Libye ou du Nigeria, par exemples, en sont une autre illustration.
Mettre fin à l’utilisation des énergies fossiles est un enjeu géopolitique majeur et une condition de l’apaisement de l’humanité.
4. Le quatrième enjeu de la transition énergétique est de construire la souveraineté énergétique et politique des nations et de l’Union européenne. À cette fin, il est indispensable de mettre un terme aux besoins actuels d’importation d’énergie fossile dont sont dépendants de nombreux pays. Par exemple, les énergies fossiles représentent environ le quart de l’ensemble des importations de l’UE. La transition énergétique doit permettre de réduire, voire de quasiment éliminer, les importations d’énergie fossile et de donner à l’ensemble des nations un haut niveau de souveraineté énergétique. Il est à noter que toute importation d’énergie fossile oblige à exporter des produits d’un montant équivalent, ce qui oblige à orienter la production économique vers l’exportation. D’où, une perte d’autonomie économique et de là une perte d’autonomie politique et finalement une réduction du potentiel démocratique. Toutefois, la fin de l’usage d’énergies fossiles ne signifierait pas automatiquement la fin des importations de matières premières utiles au système énergétique. Ainsi certains panneaux solaires utilisent des éléments rares, le cadmium, l’indium, le gallium ou le germanium.
5. Le premier enjeu complémentaire est de développer la solidarité internationale. La globalité de la dégradation de l’environnement terrestre de l’humanité constitue le premier problème mondial à solidarité obligatoire. En Inde, la consommation d’électricité par habitant se monte à seulement 7 %(8) de la consommation d’un habitant des États-Unis. Il est socialement indispensable que l’Inde, idem pour l’Afrique subsaharienne, augmente rapidement et massivement sa production d’électricité. Si la communauté internationale ne se mobilise pas pour au plus vite mettre au point les technologies indispensables à une transition énergétique respectueuse de l’environnement, et pour implanter ces technologies sur l’ensemble des territoires d’Inde et d’Afrique subsaharienne comme sur l’ensemble de la planète, alors le développement social de ces territoires et de l’ensemble de l’humanité se fera inévitablement contre l’environnement et contre le climat.
6. Le second enjeu complémentaire est de développer la démocratie et opérer une transformation des sociétés
La transition énergétique doit s’inscrire dans une transition générale, une transition écologique, sociale et géopolitique. Elle nécessite que les gouvernements, notamment les gouvernements occidentaux, mettent fin à leur soumission aux marchés internationaux et aux entreprises multinationales. A cette fin, les échanges internationaux de biens, de services et de capitaux ne doivent plus être essentiellement organisés selon le principe du libre échange marchand, mais doivent être cadrés politiquement, voire organisés politiquement, et viser des objectifs sociaux et environnementaux ; c’est la condition nécessaire pour donner au politique et à la démocratie le pouvoir d’améliorer le présent de l’humanité et de préparer le futur. A l’autre extrémité, l’ensemble des femmes et des hommes doivent se mobiliser, s’impliquer et être acteur et auteur de la transition générale, écologique, sociale et géopolitique. Cela implique de soustraire l’éducation, la recherche et l’information, ainsi que la production culturelle du pouvoir des entreprises transnationales et plus généralement des pouvoirs oligarchiques, quelque soit leur nature. La transition générale doit opérer une transformation en profondeur des sociétés, une évolution des comportements des humains, de leurs consommations, de leurs cultures, de leurs valeurs et de leur éthique. Ce qui implique un nouveau cadre juridique et normatif. En ce sens, nous devons saluer une décision historique, datée du 15 septembre 2016, il y a seulement cinq jour, je veux dire la décision de la Cour pénale internationale d’élargir son champ de compétence aux crimes entraînant des « ravages écologiques, l’exploitation illicite des ressources naturelles ou l’exploitation illicite de terrains. ».
Conclusion : Pour un programme international de recherche
Selon le Plan des nations unies pour l’environnement (PNUE), la dépense annuelle mondiale en Recherche et développement (R&D) dans le domaine des énergies renouvelables se monte à moins de douze milliards de dollars(9). Or l’humanité dépense environ 70 000 milliards dollars chaque année(10). Ainsi lorsque les humains dépensent 10 000 dollars, ils utilisent moins de deux dollar pour la recherche et le développement dans le domaine des énergies renouvelables. Au regard des enjeux de la transition énergétique et de l’urgence environnementale et climatique, cette somme est tragiquement dérisoire. De plus, les recherches dans ce domaine sont particulièrement mal organisées et mal orientées, car elles sont étroitement liées à la concurrence économique entre les nations et entre les entreprises multinationales, si bien qu’elles sont trop orientées vers le court terme et sont dispersées en raison de la concurrence entre acteurs économiques. A l’opposée de cette organisation et de cette orientation, il est indispensable et urgent que la recherche dans le domaine des énergies renouvelables et, plus généralement, de la transition énergétique, donne lieu à un programme international articulant court, moyen et long termes, un programme reposant sur le principe de coopération, et enfin un programme stimulé par l’émulation entre chercheurs et entre laboratoires, et par la conscience qu’auraient les chercheurs participant à ce programme de l’importance de celui-ci pour le devenir de l’humanité.
Cependant, un tel programme ne pourra voir le jour que si un noyau de nations puissantes en prend l’initiative. La Chine, l’Union européen, les États-Unis, la Russie, le Japon et l’Inde, par exemple, pourraient en prendre l’initiative, invitant toute nation qui le souhaite à se joindre à eux. Si chacune de ces nations y contribuait à une hauteur de 0,3 % de son PIB, le financement international de la R&D dans le domaine des énergies renouvelables et de la transition énergétique bénéficierait d’une augmentation supérieure à 700 %. Or 0,3 % du PIB reste modeste au regard de l’importance des enjeux de la transition énergétique. Pour finir, un tel programme de recherche développement doit s’inscrire dans un plan mondial dont un objectif serait 0 % de charbon, 0 % de pétrole et 0 % de gaz naturel dans le mixte énergétique mondial. Cet objectif n’est pas une utopie, mais une nécessité imposée par les changements environnementaux et climatiques. Par contre, cet objectif ne pourra pas être atteint si le système énergétique reste largement organisé et orienté par le marché mondial et les entreprises transnationales ; une intervention forte du politique est indispensable, à toutes les échelles, du mondial au local.
Notes
(1) Éditions du Croquant. 2016.
(2) Transform! EDossier. 2016. http://www.transform-network.net/publications/publications-2016/news/detail/Publications/a-new-energy-to-change-europe.html
(3) Se présente en outre le risque d’émergences imprévisibles du vivant directement nocives pour l’homme ; ce qui n’est pas à confondre avec des évolutions nocives et prévues telles que le déplacement des zones susceptibles d’être touchées par le paludisme.
(4) Selon une estimation de l’Agence européenne pour l’environnement. Juin 2014. http://www.eea.europa.eu/publications/european-union-greenhouse-gas-inventory-2014
(5) Chiffre issu de l’article Les grands orientations de l’accord climatique de Paris 2015. Michel Damian, Mehdi Abbas, Pierre Berthaud. Natures Sciences Sociétés (NSS). Vol. 23. Supplément juin 2015. p.24.
(6) Chiffre issu de l’article Pour la création d’une fenêtre de financement pauvreté-adaptation-atténuation dans le Fonds Vert Climat. Sandrine Mathy. Natures Sciences Sociétés (NSS). Vol. 23. Supplément juin 2015. p.29.
(7) Cf. Marc Delepouve et Anne-Frédérique Paul Antoine dans Transition énergétique, changement de société, chapitre 4 « Vers une recherche responsable ». Éditions du Croquant. 2016. Ce chapitre aborde l’ensemble des questions relatives à la transition énergétique nécessitant une contribution de la recherche, et non pas seulement celle des énergies renouvelables.
(8) Chiffre issu de l’article Les grands orientations de l’accord climatique de Paris 2015. Michel Damian, Mehdi Abbas, Pierre Berthaud, Natures Sciences Sociétés (NSS). Vol. 23. Supplément juin 2015. p.24.
(9) Chiffre de l’année 2014, publié sur le site du PNUE : http://www.unep.org/newscentre/default.aspx?DocumentID=26788&ArticleID=34875&l=fr
(10) PIB mondial, chiffre de la Banque mondiale.