Mars 2021
Pour des médicaments accessibles à tous
Par Jacques Haiech, Professeur honoraire de biotehnologies à l’Université de Strasbourg
L’émergence de nouvelles maladies nécessitant des médicaments de plus en plus innovants, la pandémie actuelle appelle à une nouvelle réflexion sur la production et le prix des médicaments.
Rappelons la définition de la santé selon l’OMS
« La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité »
Pour l’industrie pharmaceutique, l’objectif est de développer des thérapies qui suppriment les symptômes de la maladie ou des dispositifs qui pallient les infirmités.
Le droit à la santé tel que défini par l’OMS est une mission de service public que l’état est censé assurer.
- Comprendre la construction de l’industrie pharmaceutique
Elle est construite sur trois piliers :
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La chimie. Les premiers médicaments sont des molécules chimiques qui sont des sous-produits de production chimique. Ainsi, le paracétamol (doliprane) est un sous-produit de l’industrie des teintures. On utilise des molécules qui suppriment ou préviennent des symptômes. On les découvre par essais et erreurs. Les essais cliniques ne sont pas normalisés. L’industrie chimique sera la force motrice de l’industrie pharmaceutique jusqu’à la deuxième guerre mondiale.
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La biologie (plus spécifiquement la pharmacologie et la physiologie). L’industrie pharmaceutique va vouloir comprendre le mode d’action des médicaments. La pharmacologie en tant que discipline académique va prendre son essor à partir des années 70 et va progressivement se rapprocher de la physiologie et du métabolisme. Les médicaments circulant dans le sang, les premières études vont rapidement montrer que les médicaments connus à cette époque agissaient via des protéines membranaires, les récepteurs membranaires et les canaux membranaires. Il apparait une synergie entre l’évolution de la pharmacologie et les stratégies de R&D de l’industrie pharmaceutique. L’industrie pharmaceutique va d’abord essayer de trouver des cibles thérapeutiques avant de lancer une politique de criblage de molécules chimiques ayant pour but de trouver des molécules agissant sur les cibles thérapeutiques.
Cette stratégie a permis dans les années 80 et 90 de développer rapidement et pour un budget raisonnable de nouveaux médicaments. Les années 2000 ont montré l’épuisement de cette stratégie. L’industrie pharmaceutique introduit chaque année entre 20 et 40 nouveaux médicaments. Ce nombre est stable depuis la fin de la deuxième guerre mondiale malgré une croissance exponentielle de l’investissement en R&D. Le budget de développement d’une thérapie oscille entre 200 millions d’euros et 2-3 milliards d’euros. A la suite du procès de Nuremberg, les phases de recherche clinique vont être normalisées et l’éthique médicale va se généraliser.
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La finance. Comme toute entreprise, le but est d’optimiser le bilan comptable de l’entreprise. Dans le cas d’entreprise familiale, la valorisation de l’entreprise compte plus que le versement de dividende. A l’inverse, pour une entreprise dont le capital est détenu par des fonds financiers (en particulier des fonds de pension), le dividende est plus important que la valeur réelle de l’entreprise.
En simplifiant, on peut considérer que le pouvoir décisionnel dans l’industrie pharmaceutique a été confisqué :
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D’abord par les chimistes (guidé par la volonté d’utiliser les molécules chimiques et qui a progressivement conduit à la construction de chimiothèques-collection de molécules chimiques-),
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Puis par les biologistes au début des années 80 (en focalisant en particulier sur la recherche de nouvelles cibles thérapeutiques, i.e de protéines supposées être la cause des symptômes d’une pathologie et qu’il fallait ainsi bloquer (Cela a conduit à développer la stratégie de criblage, recherche systématique de molécule interagissant avec une cible thérapeutique) ,
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Et enfin par les financiers. La montée en puissance s’est faite à partir des années 90 et explique en partie la primauté du management sur le scientifique et le médical. La stratégie de développement d’un médicament s’appuie alors sur les concepts de solvabilité (faire des médicaments blocbusters - lus de 1 milliards d’euros annuels de vente, ne pas s’occuper des médicaments de niches et externaliser les génériques).
Toutefois, dès 2005, on verra une deuxième évolution due à l’explosion des coûts de la R&D. Cela va conduire à la reprise en main des génériques en direct ou via des filiales avec externalisation de la production vers les pays à bas coût (Chine et Inde en particulier) et par l’externalisation de la recherche via des accords de partenariat public-privé ou par la prise de participation dans des startups. Ces dernières vont constituer le lien entre le secteur académique et l’industrie pharmaceutique.
Les décisions politiques vont accompagner et amplifier la prise du pouvoir par les financiers et les managers dans l’industrie pharmaceutique. Les scandales récents (médiator en France, addiction aux dérivées opioïdes aux USA…) me semblent s’expliquer par la financiarisation de l’industrie pharmaceutique qui promeut la vente au détriment du soin.
Les étapes dans le développement d’un médicament et le prix de ce développement
La stratégie de développement d’un médicament se décompose en 5 phases :
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La recherche et la validation d’une cible thérapeutique. Elle a été progressivement déléguée vers le secteur académique à partir des années 90. Elle a conduit à la crise de la reproductibilité et de la réplicabilité des publications scientifiques à la suite d’une série d’article au début des années 2010 venant de l’industrie pharmaceutique et illustrant que leurs centres de R&D dans 80 % des cas n’arrivaient pas à reproduire les articles des laboratoires publics qui les intéressaient. Cette crise de la reproductibilité et de la réplicabilité est devenue un problème de politique scientifique, car il induisait des pertes financières tant à l’économie d’un pays que pour le bilan comptable de l’industrie pharmaceutique. Cette crise de l’intégrité scientifique est considérée comme partiellement responsable de la crise financière du système de santé mais aussi d’une crise sociale, conséquence de la perte de confiance des citoyens dans la science et les scientifiques.
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Le criblage d’une collection de molécules pour pécher celles qui interagissent avec la cible thérapeutique. Cette phase a été développée et réalisée en interne en implémentant des plateformes robotisées à haut débit de criblage et de gestion des collections de molécules (Chimiothèques),
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La phase préclinique dans laquelle le candidat médicament va être étudié pour montrer s’il peut avoir une action thérapeutique sur des modèles cellulaires et des modèles animaux de la pathologie visée et s’il a des effets toxiques. L’objectif est d’avoir au moins deux candidats médicaments qui ont une action thérapeutique potentielle pour une concentration donnée, concentration au moins cent fois inférieure aux concentrations provoquant des effets toxiques.
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Les phases cliniques sont envisagées si la phase préclinique est positive et a permis d’obtenir l’autorisation de commencer les phases cliniques par les agences réglementaires (ANSM en France, FDA aux Etats-Unis et EMA en Europe). On distingue trois phases cliniques :
a. La phase I qui a pour but de déterminer sur des volontaires sains les doses que l’on peut utiliser sans induire de toxicité,
b. La phase II qui sur des patients permet de montrer que le candidat médicament a un effet thérapeutique objectivable, i.e montrant une différence significative entre un groupe de patients traités par les thérapies habituelles et un groupe équivalent traité par le candidat médicament souvent en plus des thérapies habituelles,
c. La phase III, qui permet sur un groupe de patient plus important de montrer qu’il n’existe pas d’effets indésirables rares et de comparer la valeur ajoutée du nouveau médicament par rapport aux thérapies existantes.
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L’autorisation de mise sur le marché (AMM) après étude des résultats des phases cliniques et si les résultats sont positifs, est alors accordée par les agences réglementaires. Le candidat médicament est maintenant un médicament approuvé pour traiter une pathologie bien définie. C’est le couple médicament/pathologie qui est validé et pas seulement le médicament.
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Une phase de pharmacovigilance est réalisée par l’entreprise et par les agences de régulation pendant toute la période de commercialisation du médicament. Les agences sont attentives à l’apparition d’effets toxiques rares. Les lanceurs d’alerte sont principalement les médecins généralistes mais aussi les services hospitaliers.
Des analyses de coût de ces différentes phases incluant les échecs ont été présentées mais sont très variables. On peut simplement donner une estimation :
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Les phases 1 et 2 nécessitent environ 1 million d’euros chacune, mais il faut en faire une centaine en moyenne avant d’avoir un candidat médicament qui sera soumis à la phase préclinique (Phase 3)
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La phase 3 coûte autour de 3 millions d’euros et il faudra en réaliser une centaine avant de pouvoir obtenir les autorisations pour les phases cliniques
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Une phase clinique I coûte environ 10 millions d’euros et une sur deux donneront un résultat négatif empêchant de progresser en phase II
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Une phase clinique II nécessite un investissement moyen de 50 millions d’euros. Trois sur quatre donneront un résultat négatif
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Une phase 3 nécessite de mobiliser en moyenne 300 millions d’euros mais dans 80 % des cas va permettre d’obtenir l’AMM (Autorisation de Mise sur le Marché).
En combinant l’ensemble de ces données, on voit qu’il faut investir en moyenne un milliard d’euros pour obtenir un nouveau médicament. Cette estimation est à mettre en regard du temps nécessaire pour parcourir ces différentes phases que l’on estime entre 10 et 15 ans.
Le brevet donnant une protection de 25 ans pour les médicaments, l’industrie pharmaceutique a une période de 10 ans pour récupérer son investissement. En considérant que 10 % du prix de vente du médicament est réinvesti dans la recherche et développement, il faut que le médicament rapporte environ 1 milliard d’euros par an pour que chaque année 100 millions d’euros retourne à la R&D et donc qu’au bout de 10 ans, l’industrie pharmaceutique retrouve le milliard investi. Un médicament qui donne un chiffre de vente de 1 milliard par an a été nommé un blockbuster. C’est un médicament qui peut se vendre partout et à un grand nombre de patient. Cela explique la volonté des industries pharmaceutiques de s’attaquer à des pathologies dites solvables i.e le cancer, les maladies métaboliques (diabète, obésité), les maladies cardiaques et de ne pas se préoccuper des pathologies à faible valeur ajouté (maladies infectieuses/antibiotique, les vaccins, les maladies rares).
De plus, pour être sûr d’avoir au moins un blockbuster, il est nécessaire d’avoir la capacité de lancer 3 à 5 nouveaux médicaments par an. C’est cette analyse qui a poussé les industries pharmaceutiques à fusionner et à donner des géants mondiaux capables d’imposer leurs lois aux états. Pfizer monde qui réalise un chiffre d’affaire avoisinant les 50 milliards d’euros, a la capacité de proposer cinq nouveaux médicaments chaque année. Elle a aussi la capacité d’acheter les start-ups ayant des thérapies ayant passées avec succès les phases cliniques I et II ou de développer en un temps record un vaccin anti-COVID.
Il faut remarquer que SANOFI avec un CA avoisinant 40 milliards d’euros distribue en dividende plus de quatre milliards d’euros alors que PFIZER avec 50 milliards distribue environ 2 milliards d’euros. Une différence de 2 milliards permet soit d’ajouter deux nouveaux médicaments à son portefeuille produit soit d’accélérer le développement de vaccin contre le COV2. Il n’est peut-être pas surprenant que dans la bataille pour l’obtention d’un vaccin, PFIZER est mieux réussi que SANOFI. PFIZER en ayant la capacité d’investir dans des startups (BioNtech) a pu acquérir une technologie (les vaccins à ARN messager) sans avoir à la développer.
C’est celui qui investit le plus qui remporte la mise sachant que les stratégies et les niveaux de compétences sont similaires entre les différents acteurs industriels.
La stratégie de développement d’un médicament s’appuie alors sur les concepts de solvabilité
Les différentes approches pour définir le prix
Une fois le médicament sur le marché, son prix se définit lors de négociations entre entreprises du médicament et organismes aptes à prendre en charge le prix du traitement. Dans les pays « riches », c’est soit l’État soit les assurances. En France, prix et niveau de remboursement sont négociés entre État et entreprises pharmaceutiques.
Dans les pays de l’OCDE, au moins deux logiques s’affrontent pour définir le prix selon ce que l’on prend en compte :
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le coût de la R&D et une estimation du volume de vente
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le coût d’une vie sauvée versus le coût social1 d’un malade (QALY)
Il me semble que l’ancien modèle sur lequel s’est construit l’industrie pharmaceutique (nouveau médicament développé pour être vendu mondialement et rapporter annuellement au moins 1 milliard de dollars), est dans une impasse car l’investissement nécessaire pour le développer selon cette stratégie croît exponentiellement.
L’industrie pharmaceutique est d’ailleurs en train de se transformer. Soit en se focalisant sur la distribution et en misant sur les génériques et les médicaments OVC (« over the counter »). C’est le modèle de la grande distribution avec les produits peu chers développées par le distributeur ; soit comme l’industrie automobile, en développant une gamme complète de produits et en vente dans un réseau particulier (avec un rapprochement/fusion entre industrie pharmaceutique et assurances de santé). Dans ce second modèle, des thérapies très onéreuses ne seront pas accessibles à tous, et des thérapies grand public pourront être moins performantes. La couverture complémentaire par assurances privées selon leurs coûts permettrait l’accès à des thérapies plus ou moins efficaces.
Stratégies de développement de thérapies innovantes accessibles à toutes et tous ?
Pour que le droit à la santé pour tous soit maintenu au sens de l’OMS (bien-être physique, mental et social), l’État se doit d’avoir un rôle intégrateur et régulateur. Cela nécessite une réflexion interministérielle (travail, santé, éducation, enseignement supérieur et recherche). Le développement et la production des thérapies ne peuvent être laissés au seul marché, ce qui implique le développement d’un pôle public de santé dont plusieurs briques existent déjà : laboratoire français de biotechnologie2, … Pas de véritable sécurité sanitaire sans relocaliser la production des principes actifs.
Une approche par la prévention inverse le paradigme de la performance du système de santé. Ainsi, on peut imaginer, pour les acteurs en charge d’un territoire, un budget indexé sur la bonne santé des habitants et non pas seulement sur les actes réalisés.
Dans cette double approche de la santé, la performance du développement de thérapies innovantes ne se serait plus seulement évaluée à l’aune de la performance économique mais de l’amélioration de la santé de tous. Alors le concept d’innovation thérapeutique « frugale » (groupe de travail du comité éthique de l’INSERM3) prend tout son sens.