Pédagogies et insertion professionnelle dans l'enseignement supérieur : quelles entrées syndicales ?

Publié le : 05/05/2017

 

Contribution du collectif FDE restreint au séminaire du secteur Formations supérieures du SNESUP-FSU : « Séparer le bon grain de l’ivraie. Compétences-Insertion professionnelle-Pédagogies :
des avancées et des détournements
 » (université Paris V-Descartes, 11 mai 2017)


 

Après un creux démographique relatif dans les années 2000, les effectifs étudiants à l’université augmentent rapidement, plus rapidement même que dans le reste de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (ESR)1.

Les bacheliers de toutes les origines scolaires accèdent davantage aux études supérieures, ce qui a notamment pour effet d’entraîner une hétérogénéité scolaire croissante des publics accueillis. Dans le même temps, le diplôme est rendu de plus en plus “désiré” par les étudiants et leurs familles et de plus en plus nécessaire, en particulier pour les jeunes d’origine populaire (cf. Poullaouec, 2010). Ce contexte renouvelé pose de façon accrue la question soulevée par P. Bourdieu et J.-C. Passeron dès 1964 (dans Les Héritiers), et qui demeure d’actualité : comment travailler à une pédagogie explicite à même de faire réussir tous les étudiants, au lieu d’une pédagogie reposant sur les implicites de classe (les auteurs évoquent des cours magistraux, reposant sur le prestige incontesté du professeur et sur un mépris prononcé pour la pédagogie).

D’un autre côté, la « question pédagogique » est posée par l’institution – le ministère, les équipes présidentielles de certaines universités et COMUE – comme un moyen d’introduire de « l’innovation » dans les pratiques d’enseignement et d’améliorer l’insertion professionnelle des étudiants. Ce second objectif s’inscrit dans la stratégie de Lisbonne, que nous dénonçons par ailleurs, en ce qu’elle porte une vision largement utilitariste et instrumentale de l’ESR. On pourrait croire, en y regardant rapidement, que les objectifs de Lisbonne sont communs à ceux que défend le SNESUP-FSU : plus de diplômes, meilleur accès à l’emploi par l’apprentissage des compétences professionnelles. En réalité, les enjeux sont tout autres.

Ainsi que le dit Patricia Arnault (Maître de conférences en Neurophysiologie à l’université de Poitiers), « experte » de la Mission de la pédagogie et du numérique pour l’enseignement supérieur (MIPNES, rattachée à la DGESIP du MENESR) : « Dans le contexte européen du processus de Bologne, la transformation pédagogique exige un changement de paradigme [nous soulignons], c’est à dire le centrage des formations sur l’apprentissage des étudiants et non plus sur les contenus disciplinaires, ce qui rend l’approche par compétences incontournable, mais celle-ci n’a de sens, pour les formations du supérieur, que si elle s’inscrit dans le cadre d’une approche programme, et non plus dans une approche cours […]. Ces aspects sont primordiaux et vont prendre une place très importante désormais dans le processus d’accréditation. La MIPNES est là pour soutenir les établissements dans cette transformation, mais cela ne se fera pas sans un portage politique fort de la part des établissements eux-mêmes. L’implication des équipes de gouvernance est essentielle à la réussite de la mise en place de l’approche programme » 2.

On ne saurait être plus clair. Et nombre de chercheurs ont montré comment ces choix en matière de système éducatif sont d’abord des choix politiques (OCDE, États de l’Union européene), qui visent à subordonner les systèmes éducatifs (l’École et l’Université) aux besoins du monde économique capitaliste, autrement dit fournir des individus « employables » et flexibles au moindre coût. « Tout le monde ne fera pas partie de la nouvelle économie » relève l’Organisation pour la coopération et le développement économique en Europe (OCDE) 3.

Accéder aux formations supérieures et s’y maintenir c’est, pour tous les étudiants et particulièrement ceux d’origine populaire, accéder aux savoirs et à ce qu’ils portent. C’est-à-dire accéder à la possibilité de s’émanciper par la connaissance et réduire de ce point de vue les inégalités (donner notamment les instruments pour contester les dominations de tous ordres, y compris symboliques). Dit d’une autre manière, l’Enseignement supérieur participe du progrès social. De ce point de vue, la finalité du diplôme comme accès à l’emploi paraît très secondaire : non parce que l’emploi ne compte pas mais parce qu’il s’agit finalement d’un effet secondaire (un « effet pervers » dirait le sociologue R. Boudon) des études et du diplôme. Et on constate en effet que plus le niveau de diplôme est élevé, plus le chômage est faible 4 : dans une filière donnée, mieux vaut un master qu’une licence par exemple, ou une licence qu’un diplôme à bac + 2.

 

Comment s’emparer syndicalement des questions pédagogiques
dans le service public de l’ESR ?

Convenons d’abord que le matraquage des « innovations pédagogiques » et la conception très étroite, simpliste et scientiste-positiviste de celles-ci (innovation = technologie = numérique = progrès social) doit d’emblée nous rendre méfiants et en faire suspecter la légitimité. Il s’agit d’une imposition de problématique qui, si elle a du succès dans les médias, ne doit pas nous empêcher de penser hors du cadre. Au contraire, c’est bien notre devoir. Réfléchissons-donc nous-mêmes à la question : les questions pédagogiques sont-elles importantes dans l’enseignement supérieur ? Et dans l’affirmative, comment contribuer à l’évolution des pratiques ?

La réponse à la première partie de la question est/recoupe celle des enjeux pédagogiques du supérieur. Tous les étudiants n’ont pas les mêmes probabilités de suivre leur formation jusqu’au bout, de réussir leurs examens, de poursuivre une formation longue (voir par exemple Hugrée, 2009). Cette inégalité est (trop) souvent abordée sous l’angle exclusif de l’orientation : si les étudiants échouent, c’est qu’ils se sont mal orientés ou n’ont pas eu accès aux bonnes informations. Cela est insuffisant pour expliquer les différences constatées. En revanche, la façon d’enseigner, de présenter les savoirs, d’organiser les cursus a des effets différenciés sur les publics, comme dans l’enseignement primaire et secondaire, ne bénéficie pas de la même publicité alors qu’elle constitue une question à explorer.

Contrairement aux constats des années 1960 (Bourdieu et Passeron 1964), on ne peut pas (plus ?) dire aujourd’hui que les enseignants et les enseignants-chercheurs du supérieur sont indifférents à la pédagogie. Au contraire, cette préoccupation est de plus en plus partagée par ceux qui interviennent dans les formations de premier cycle. Les recherches sur le travail des enseignants-chercheurs montrent une propension différenciée à s’intéresser aux questions pédagogiques : selon le grade, le genre, la discipline (Fave-Bonnet, 1993 ; Robert, 2011, David, 2015). Les pratiques d’enseignement dans les premiers cycles ne sont pas, contrairement à une idée reçue, radicalement différentes de celles du lycée (Bourgin, 2011, David, 2015). Elles sont toutefois, et davantage encore que dans l’enseignement des premier et second degrés, marquées par le bricolage pédagogique en raison d’une quasi-absence de formation initiale des enseignants-chercheurs

La demande de réflexion et de formation sur leurs pratiques de la part de certains enseignants-chercheurs ne rencontre donc pas une offre cohérente et instituée de formation outillée par la recherche. Ceci va être renforcé à court terme par la modification des statuts des enseignants-chercheurs et l’introduction d’une obligation de formation initiale.

Or des formations pédagogiques se développent dans les universités, via notamment les Services universitaires de pédagogie (SUP), qui sont précisément centrées sur les commandes de la « Stratégie de Lisbonne » et sur les présupposés qui en découlent. Ces formations déclinent de « bonnes pratiques » érigées en modèles. Elles ne s’appuient que rarement sur les travaux de didactique professionnelle et encore moins des didactiques des disciplines. Elles promeuvent l’utilisation des outils numériques, parfois à grand renfort de moyens techniques, financiers et humains.

À bien y regarder en effet, les « formations » proposées préconisent et véhiculent essentiellement des techniques managériales de présentation de produits (pour des formations « lisibles » ) plus que des réflexions sur les théories des apprentissages étudiants pour les optimiser. Quelles que soient les déclinaisons locales (à titre d’exemples on peut se référer au Guide pratique sur l’approche programme de l’UFR des Sciences et techniques de l’université de Nantes (<http://www.letudiant.fr/static/uploads/mediatheque/EDU_EDU/0/1/1063301-guide-pratique-sur-l-approche-programme-ufr-sciences-et-techniques-de-l-universite-de-nantes-original.pdf>, consulté le 3 avril 2017) ou au Manuel de pédagogie universitaire de l’université Saint-Joseph au Liban (<https://www.usj.edu.lb/intranet/actu/pdf/3211.pdf>, consulté le 3 avril 2017) 5, ou à tout autre mode d’emploi de la mise en œuvre de l’approche compétences et/ou programme), ce sont les mêmes techniques d’ingénierie qui sont exposées avec un vocabulaire normé : vision, profil, référentiel de compétences (macro, micro, génériques, spécifiques…), approche programme, matrice croisée pour assurer la cohérence verticale (entre les semestres) et horizontale (entre les unités d’enseignement) des compétences visées, autrement dit des objectifs de formation souvent confondus avec les résultats attendus, le tout qualifié de « référentiel de formation » . Or cette rationalisation et ce recentrage sur les compétences utiles, susceptibles d’être « vendues » aux étudiants, à leurs parents, et surtout aux employeurs, se font en obérant tout ou partie les savoirs disciplinaires et critiques non directement productifs de compétences opérationnelles ou transférables, oubliant dans le même mouvement la mission première de l’université, celle du développement humain, de l’émancipation par la connaissance.

Si la démarche (compétences, programme) affiche un objectif de développement des compétences pédagogiques, cette dimension est en réalité très peu développée, contrairement à la méthodologie d’élaboration des livrets de formation conformes aux critères des futures accréditations. Certes la démarche met en évidence la nécessité et l’intérêt d’identifier précisément des objectifs de formation, de les communiquer aux étudiant.e.s, de varier les formes d’évaluation, ce qui est bien le moins, mais sans interroger leurs critères de pertinence. Elle se réduit ensuite le plus souvent à inciter les enseignants à recourir à des techniques de motivation (pédagogies ludiques, diversité de supports, usage du numérique, participation des formés, travaux collectifs, bref des « pédagogies dites actives » ), une sorte de boîte à outils.

On peut s’interroger sur le fait que les références citées en bibliographie de ces guides ou manuels de pédagogie pour développer l’approche programme soient souvent datées du siècle dernier. On peut s’étonner que les experts en matière de pédagogie de l’enseignement (les ESPÉ, anciens IUFM souvent décriés précisément pour cela) ne soient pas sollicités alors même que leur expérience des conditions de réussite et des limites du recours à telle ou telle pédagogie pour les apprentissages pourrait être précieuse. On peut se demander pourquoi les Sciences de l’éducation ne sont pas mobilisées pour mettre à disposition les savoirs issus des recherches récentes dans le domaine de l’apprentissage, de l’activité professionnelle d’enseignement et de formation. La conception de dispositifs pédagogiques ne peut se passer de ces savoirs (disciplinaires, didactiques, de sciences de l’éducation…) sous peine de tomber dans des dérives ou bricolages qui ne font illusion qu’un temps (jouer avec des post-it ou des gommettes, « cliquer sur un boitier » pour donner sa réponse, forme moderne de l’ardoise levée (<http://www.letudiant.fr/educpros/actualite/des-competences-et-de-la-pedagogie-le-programme-de-l-universite-de-nantes-pour-faire-reussir-ses-etudiants.html>, consulté le 3 avril 2017). Ce constat fait peser un doute sur l’objectif réel des approches compétences / programmes, qui se cache sous couvert d’un renouveau pédagogique dans les universités et qui n’emporte de fait ni pratiques innovantes (mais plutôt de vieilles recettes « relookées » ), ni réelle formation des enseignants du supérieur si ce n’est une acclimatation ou une acculturation à un nouvel environnement managérial dont les ressorts et conséquences peuvent par la suite leur échapper.

 

Quels contenus de formation pouvons-nous défendre ? Quels opérateurs ?
En prenant appui sur quelles disciplines ?

Le collectif FDE, qui défend les intérêts collectifs de la formation des enseignants, ne peut que se réjouir de voir la pédagogie pénétrer le monde de l’enseignement supérieur de manière plus sensible. Mais si être enseignant, cela s’apprend, être formateur d’enseignants, cela s’apprend, être enseignant du supérieur cela s’apprend aussi ! La formation proposée doit être de qualité, ne pas se limiter à des expédients, des recettes ou des récits d’expériences mais comme toute formation elle doit décliner ses objectifs, ses objets, ses cadres théoriques. La construction de compétences pédagogiques nécessite un socle solide de connaissances disciplinaires, mais aussi des didactiques disciplinaires (sinon comment penser une situation problème par exemple ? Comment identifier les enjeux didactiques d’une séance pour construire le dispositif d’apprentissage adéquat ?) et de didactique professionnelle (ou autre cadre d’analyse de situations professionnelles). Les démarches pédagogiques doivent être réfléchies et sollicitées en fonction des objectifs recherchés, elles ne sont pas des solutions universelles mobilisables pour tout apprentissage… C’est la responsabilité et la liberté de l’enseignant d’y recourir. Elles requièrent des conditions de mises en œuvre (par exemple pour le travail de groupe, espace, effectif, matériel, etc.). Il est d’ailleurs significatif de noter qu’au moment où le ministère les prône dans toute l’université, les enseignants des ÉSPÉ, habitués de pratiques pédagogiques diverses, sont aujourd’hui dans l’incapacité de poursuivre leur mise en œuvre tant les conditions austéritaires les rendent inexploitables (maquettes minimalistes, grand groupe, enseignement sans enseignants…).

 

Éléments de bibliographie

Annoot E., Fave-Bonnet M.-F. [dir.] (2004), Pratiques pédagogiques dans l’enseignement supérieur : enseigner, apprendre, évaluer, Paris, L’Harmattan.

Bourdieu P., Passeron J.-C. (1964), Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éd. de Minuit.

Bourgin J. (2011), « Les pratiques d’enseignement dans l’université de masse : les premiers cycles universitaires se scolarisent-ils ? » , Sociologie du travail, vol. 53, no 1, p. 93‑108.

Charbonnier V. (2009), Le sens du commun, communication au colloque international De la culture commune au socle commun : enjeux, tensions, réinterprétations, déplacements ; Lyon : INRP, 19-20 novembre 2009, <https://hal-ens-lyon.archives-ouvertes.fr/ensl-00759833> (consulté le 3 avril 2017).

David M. (2015),« Les savoirs des formes de scolarisation. Comparaison entre le lycée et la première année de licence » , Revue française de pédagogie, no 193, p. 25-40.

Fave-Bonnet M.-F. (1993), Les enseignants-chercheurs physiciens, Paris, INRP.

France : ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, (2016a), Note d’information no 16.10, « Les effectifs d’étudiants dans le supérieur en 2015-2016 en forte progression, notamment à l’université » .

— (2016b), Note d’information no 16.11, « Les étudiants inscrits dans les universités françaises en 2015-2016 » .

Hirtt N. (2009), « L’approche par compétences : une mystification pédagogique » , L’école démocratique, no 39, <http://www.skolo.org/2009/10/01/lapproche-par-competences-une-mystification-pedagogique/> (consulté le 2 mai 2017).

Hugrée C. (2009), « Les classes populaires et l’université : la licence… et après ? » , Revue française de pédagogie, no 167, p. 47-58.

Poullaouec T. (2010), Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, Paris, La Dispute.

Robert E. (2011), « Répartition des activités scientifiques et mixité : le cas de la faculté des sciences et techniques de Nantes » , M. Cacouault et F. Charles, Quelle mixité dans les formations et les groupes professionnels ? Enquêtes sur les frontières et le mélange des genres, Paris, L’Harmattan, p. 161-177.

Terrail J.-P. (2013), Que faire avec le « socle » et les « compétences » ? <http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article164> (consulté le 3 avril 2017).

Vinatier I. (2009), Pour une didactique professionnelle de l’enseignement, Rennes, PUR.

1. Sources : Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Note d’information n° 16.10, déc. 2016 : « Les effectifs d’étudiants dans le supérieur en 2015-2016 en forte progression, notamment à l’université » ; Note d’information no 16.11, déc. 2016 : « Les étudiants inscrits dans les universités françaises en 2015-2016 »

2. Intervention en ouverture à la formation à l’approche programme « DevSup », Institut français de l’Éducation (ENS de Lyon), 9-10 novembre 2015 <http://eductice.ens-lyon.fr/EducTice/ressources/DevSup15/formation-devsup-2015> (consulté le 27 avril 2017). Sur l’ensemble du « programme » DevSup : <http://eductice.ens-lyon.fr/EducTice/recherche/developpement-professionnel/devsup/conception-d2019un-dispositif-d2019accompagnement-pour-le-developpement-professionnel-des-enseignants-du-superieur> (consulté le 27 avril 2017)

3. Sur ce point, on lira utilement J.-P. Terrail, Que faire avec le « socle » et les « compétences » ? (2013), <http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article164> ; N. Hirtt, « L’approche par compétences : une mystification pédagogique » , L’école démocratique, 2009, n°39, <http://www.skolo.org/spip.php?article1099> ; V. Charbonnier, Le sens du commun (2009) <https://hal-ens-lyon.archives-ouvertes.fr/ensl-00759833> (consultés le 3 avril 2017).

4. INSEE, Taux de chômage selon le niveau de diplôme et la durée depuis la sortie de formation initiale en 2015 <https://www.insee.fr/fr/statistiques/2429772> ; Observatoire des inégalités, Le taux de chômage selon le diplôme et l’âge <http://www.inegalites.fr/spip.php?page=article&id_article=1585> (consultés le 2 mai 2017)

5. Ce Manuel de pédagogie universitaire de l’USJ 2013-2014, est le fruit d’un travail collectif piloté par la Mission de pédagogie universitaire à l’Université saint Joseph de Beyrouth, soutenu par l’Agence universitaire de la francophonie et par l’Institut français au Liban.